Supplement à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger

Le 18 novembre 2020

Tout commence par une image, comme le souvenir d’un instant suspendu. Ici, c’est celle d’une femme, écrasée par le décor, par la solitude. Une solitude qui vient de l’intérieur. Dans son livre, l’auteure française Nathalie Léger part sur les traces de cette silhouette vacillante - Wanda, dans l’œuvre unique éponyme de Barbara Loden - de la réalisatrice, et d’elle-même. En chemin, entre bouts de film et récits biographiques, elle dessine paragraphe après paragraphe le portrait saisissant d’un imaginaire cinématographique, voire culturel. Si Godard peut être convoqué aux côtés d’Elizabeth Taylor, si les bigoudis dialoguent avec l’extraction de minerai, c’est que le cinéma ouvre des portes sur de nombreuses dimensions.


Le point de départ? L’invitation à réaliser une notice sur cette figure oubliée du cinéma dans un dictionnaire. Cet exercice en apparence simple permet à Léger de dévoiler la complexité qui sous-tend toute construction d’un discours: où placer la limite des connaissances à avoir pour aborder un sujet, dans quel contexte l’ancrer (son époque, d’autres figures similaires, un domaine artistique, etc.), comment rendre justice à une existence à travers des faits déconnectés de toute relation vécue?


C’est d’ailleurs le fil de la relation qui s’impose tout au long du texte, celui qui court de femme en femme: l’auteure, sa mère, celle sur qui elle écrit, celle que l’on voit à l’écran, et toutes celles qui gravitent autour, ailleurs, à côté. Une histoire du cinéma, moins féminine que racontée par des femmes. Et surtout par une, cette Barbara Loden-Wanda qui se voit redonner une voix, grâce aux recherches de celle qui tente de recoller les morceaux de sa vie. Et de tout un imaginaire cinéphilique avec!


Vue de loin, une femme se détache de l’obscurité. Sait-on d’ailleurs que c’est une femme, on est si loin. Sur fond d’éboulement, une minuscule figure blanche, à peine un point sur l’immensité sombre, progresse lentement et sans heurts à travers les décombres accumulés qui la surplombent, à travers les pans énormes coupés d’excavations, de dépressions pierreuses, de biais terreux près d’être défoncés par les camions. On suit en plan très large cette miniature diaphane qui se déplace avec insistance sur l’horizon bouché. Et parfois, la poussière absorbe et dissout la figure qui chemine obstinément, irradie un instant puis ne fait plus qu’une tache floue, presque indistincte, rendue transparente comme un trou lumineux dans l’image, un point aveugle sur le paysage détruit. Oui, c’est une femme.


Auparavant on l’a vue assise à l’arrière d’un autobus vide, regardant au-dehors mais ne regardant rien, et on a entendu, répété deux fois, presque jeté, son nom, Wanda, Wanda, c’est une voix d’homme lançant par-dessus l’histoire une interrogation sourde, anxieuse, la seule fois qu’il prononce son nom. […]


L’histoire de cette femme est racontée par l’actrice et cinéaste américaine Barbara Loden, dans un film de 1970, Wanda, le seul qu’elle ait jamais réalisé et dont elle est l’interprète. Barbara Loden est Wanda, comme on dit au cinéma. Pour écrire le scénario, elle était partie d’un fait divers lu dans les journaux de l’époque. Une femme avait été condamnée pour l’attaque d’une banque, son complice était mort, elle avait comparu seule devant le tribunal. Condamnée à vingt ans de prison, elle avait remercié le juge. Lorsque Barbara Loden a été interrogée par des journalistes à la sortie de son film, notamment après avoir gagné le Prix de la critique au Festival de Venise en 1971, elle a souvent dit combien elle avait été bouleversée par le récit de cette femme: quelle douleur, quelle impossibilité de vivre, peut-elle vous conduire à désirer l’enfermement? Comment peut-on être soulagée d’être incarcérée? […]


Tout se présentait bien. Je ne devais écrire qu’une notice dans un dictionnaire de cinéma. N’y mettez pas trop de cœur, m’avait dit l’éditeur au téléphone. Cette fois-ci, j’étais très sûre de moi. Convaincue que pour en écrire peu il fallait en savoir long, je plongeai dans la chronologie générale des Etats-Unis, traversai l’histoire de l’autoportrait de l’Antiquité à nos jours, bifurquai vers la sociologie de la femme dans les années 1950 à 1970, compulsai avec entrain des encyclopédies, des dictionnaires et des biographies, accumulai des informations sur le cinéma-vérité, les avant-gardes artistiques, le théâtre à New York, l’émigration polonaise aux Etats-Unis, engageai de longues recherches sur les mines de charbon (j’ai lu des récits d’exploitation, appris l’organisation sociale des métiers de la houille, recueilli des informations sur les gisements de Pennsylvanie); je suis devenue incollable sur l’invention des bigoudis et l’émergence de la pin-up au sortir de la guerre. J’avais le sentiment de maîtriser un énorme chantier dont j’extrairais une miniature de la modernité réduite à sa plus simple complexité: une femme raconte sa propre histoire à travers celle d’une autre.


Quelle est l’histoire?, m’avait demandé ma mère. Elle avait à peine posé la question, faisant mine d’être indifférente au fond, prête à revenir aux récits ordinaires de la vie, plus anecdotiques, plus parlants, plus vivants pour elle, une cousine morte, une amie malade, un enfant qui risquait de l’être, elle avait à peine posé la question que le vide s’était installé dans mon esprit, un brouillard, une méconnaissance, et alors que tout était clair, évident, tout est devenu brusquement inconsistant dans la réverbération effrayante des bruits environnants tandis qu’elle tournait machinalement sa petite cuillère dans sa tasse de café presque vide en attendant un récit. C’est l’histoire d’une femme seule. Ah. L’histoire d’une femme. Oui? L’histoire d’une femme qui a perdu quelque chose d’important et ne sait pas bien quoi, des enfants, un mari, sa vie, autre chose peut-être encore mais on ne sait pas quoi, une femme qui se sépare de son mari, de ses enfants, qui rompt mais sans violence, sans préméditation, sans désir peut-être même de rompre. Et? Et rien. […]


Tout en racontant, je pensais à Georges Perec: «Au début, on ne peut qu’essayer de nommer les choses, une à une, platement, les énumérer, les dénombrer, de la manière la plus banale possible, de la manière la plus précise possible, en essayant de ne rien oublier.»


Barbara Loden est née en 1932, six ans après Marilyn Monroe, deux ans avant ma mère, la même année qu’Elizabeth Taylor, Delphine Seyrig et Sylvia Plath. Elle a 38 ans lorsqu’elle réalise et interprète Wanda en 1970. Elle fut la seconde femme d’Elia Kazan. Elle a joué dans Le Fleuve sauvage et dans La Fièvre dans le sang. Elle devait jouer dans The Swimmer avec Burt Lancaster, mais ce fut Janice Rule qui eut le rôle. Elle devait jouer dans L’Arrangement avec Kirk Douglas, mais ce fut Faye Dunaway qui eut le rôle. Elle est morte à 48 ans d’un cancer généralisé. Wanda est son premier et son dernier film. Quoi d’autre? Comment la décrire, comment oser décrire quelqu’un qu’on ne connaît pas? On lit des témoignages, on regarde des images, on s’approprie un visage inconnu, on le tire un instant de l’oubli. […] J’entends la voix de Jean-Luc Godard dans Deux ou trois choses que je sais d’elle: «Elle, c’est Marina Vlady, elle habite ici, elle porte un chandail bleu nuit, ses cheveux sont brun clair, maintenant elle tourne la tête à droite mais ça n’a pas d’importance». J’essaie de nommer les choses une à une, platement: elle, c’est Barbara Loden, elle est blonde, ses cheveux sont longs avec une frange, son visage est large, ses pommettes, hautes, son nez, rond, ses yeux, verts mais certains jours noirs - et aussi: mince, déliée, poitrine menue, jambes longues, bottes et minijupe, une fille des années 1960. Pour se défendre, elle sourit souvent. Son regard est attentif, anxieux, souvent désemparé, puis soudain le sourire, éclatant. Elle est sincère, mais sans le vouloir elle fait souvent croire le contraire. Elle porte un petit top couleur souci.


C’est si difficile de raconter simplement une histoire?, demande encore ma mère. Il faut rester calme, ralentir et baisser la voix: qu’est-ce que ça veut dire «raconter simplement une histoire»? […]


Adèle Morerod


Nathalie Léger, Supplément à la vie de Barbara Loden, Paris, POL, 2012, pp. 11-19.