EXPLORATIONS TROUBLANTES: LE CINEMA DE JANE CAMPION

Le 27 janvier 2021

«Les films avec des corps nus sont les plus beaux de Jane Campion.» Voilà la déclaration d’amour que l’on aimerait faire à cette réalisatrice et à son œuvre incandescente, qu’on voudrait poser comme règle, comme vérité. Mais qu’il est risible de croire pouvoir fixer un tel cinéma d’une parole! Aussi mouvants et décidés que les destins qu’ils peignent, ses films sont habités, dirigés par un regard qui ne renonce ni à la tendresse, ni à la passion, ni à la dissection sans concession des comportements humains. Parcours à travers le territoire sauvage que nous ouvre la cinéaste néo-zélandaise, au risque délicieux de ne plus savoir retrouver le chemin du retour.


Il n’aura fallu qu’une poignée de courts métrages, huit films (le neuvième doit sortir cette année sur Netflix) et une série pour tracer l’une des cartographies cinématographiques les plus envoûtantes de ces trente dernières années - qu’on nous excuse de limiter ici l’exploration aux longs métrages, faute de temps et de place. Auprès d’une large partie du public, Jane Campion est toutefois un nom qui renvoie surtout à La Leçon de piano, Palme d’Or à Cannes en 1993. Et pourquoi donc ne pas partir de là, d’un premier point à peu près connu? C’est également un souvenir personnel et lointain de découverte d’un monde où, dans une boue qui ne sèche jamais, les passions explosent derrière les masques d’une ère victorienne impitoyable, elle qui envoie la muette Ada (Holly Hunter) en mariage à un colon de Nouvelle-Zélande. Son passé troublé - une fille née d’une romance lointaine, son choix de ne plus parler - importe peu aux yeux de celui (Sam Neill) qui attend surtout une épouse docile et une vie familiale paisible. Pourtant, l’une des premières images du film annonce déjà les troubles à venir: un piano abandonné sur la plage aux vagues déchaînées. Nature et musique sont d’emblée deux lieux où les codes rigides et fragiles d’une société encore en construction n’ont guère de pouvoir; et c’est finalement par le contremaître de son époux (Harvey Keitel), avec lequel Ada passe un marché ambigu pour récupérer touche par touche son instrument, que ces deux mondes se rencontrent.


L’exploration de l’érotisme partagée par les deux personnages devient indissociable de cette terre sans cesse détrempée, par la pluie ou par les flots, qui projette les êtres les uns vers les autres ou les éloigne irrémédiablement. Des rapports organiques qui ne cessent de se rejouer dans d’autres œuvres, d’Un ange à ma table, dans lequel la jeune Janet Frame (Kerry Fox) laisse enfin son corps déployer toute sa sensualité dans les eaux bleues d’Espagne à Bright Star, où chaque élément de la nature environnante rappelle aux deux amants exaltés (Abbie Cornish et Ben Wishaw) les mots et les regards de l’autre. Il semble que pour Jane Campion, la terre est le lieu de réappropriation de soi, de ses origines, de ses désirs, tout comme le corps. Ainsi, l’on voit errer une Meg Ryan vacillante dans un New York tout aussi trouble dans In The Cut, jusqu’à ce qu’elle revienne à elle dans le sang et l’aube naissante. Au contraire, dans son autobiographie de l’écrivaine Janet Frame, encore elle, la réalisatrice confère aux collines éclatantes de vert de sa Nouvelle-Zélande natale, qu’arpente à grands pas l’héroïne, toute la force d’un élan vital essentiel et originel - malgré les drames qui l’y ramènent à chaque fois. La chaire aussi peut être détourée, parcourue, par l’accès minime d’un trou dans les mailles d’un bas dans La Leçon de piano, ou, guidé avec une sombre détermination par Ruth (Kate Winslet), dans toute sa nudité et sa plénitude pour Harvey Keitel dans Holy Smoke.


Mais derrière cette vibration si particulière entre deux corps qui se désirent - et que la cinéaste sait réverbérer avec une rare intensité -, en son sein même, la violence est là, lovée, toujours prête à resurgir. Elle ne cesse de se déchaîner autour du couple policier-victime formé par Meg Ryan et Mark Ruffalo dans In The Cut, qui noue une relation passionnelle alors qu’un tueur en série découpe les femmes en morceaux, comme une autre manière de se les approprier. Car la mort, la violence surgit toujours, chez Jane Campion, de l’exclusion, du rejet. Incapable de se laisser aimer, le mari d’Ada tentera de réclamer son droit sur elle en lui ôtant - littéralement et symboliquement - son seul moyen de faire entendre sa voix mais aussi celui de toucher autrui. Elles peuvent aussi être imposées au corps, à l’esprit par des moyens plus insidieux parce qu’officiels. La lente exclusion sociale subie par l’adolescente Kelly (Kris Bidenko) dans Two Friends, premier long métrage de la réalisatrice, destiné à la télévision, marquée de manière toujours plus prononcée dans son habillement, face à un petit monde bien pensant qui déplore son comportement sans savoir lui venir en aide. Ou celle beaucoup plus frontale de Sweetie (Genevieve Lemon), dans le film éponyme de 1989, par sa sœur Kay (Karen Colston), qui se refuse à prendre acte de sa différence jusqu’au drame.


Il n’est pas facile de grandir dans le cinéma de Jane Campion. Avant l’accomplissement, l’arrivée en eaux paisibles, les deuils multiples ne cessent de repousser les personnages vers le refuge de l’enfance. Et si le corps a adopté les formes de la maturité, si par malheur l’âge «adulte» est arrivé, toute réponse à côté de la moyenne, de la norme, sera violemment réprimée, pour que les étapes de vie puissent s’enchaîner sans remise en question. La folie est donc révolte ou leurre, pour soi-même et les autres, face à cette injonction à être d’une certaine manière. Il faudra à Janet Frame un passage par la schizophrénie et l’asile, par l’humiliation et l’isolement, pour trouver au fond d’elle la détermination à exister, malgré le monde, pour l’écriture. De fait, chaque œuvre de Jane Campion est un itinéraire féminin, qui n’exclut ni homme ni femme mais qui implique des transformations parfois extrêmes pour retrouver sa voie/x. Par l’écriture, donc, dans Un ange à ma table ou Bright Star, qui revient sur la rencontre du poète John Keats avec Fanny Brawne, par la musique dans La Leçon de piano, par la sexualité, tout le temps.


Ainsi, il y a Holy Smoke, Kate Winslet et Harvey Keitel perdus au milieu du désert australien pour une tentative de désenvoûtement qui tourne à l’affrontement. Elle tient à la foi qu’elle a rencontrée en Inde, lui croit en son charme et son savoir-faire d’exorciste particulier. Mais dans la lutte d’esprit, de sexe et de manipulation qui se met en place, les rôles se brouillent, s’échangent. Le féminin dicte son désir, détournant même l’apparence caricaturalement macho du personnage de Keitel. Soudain, un miroir est tendu avec douceur au milieu des cris et chacun se reconnaît dans l’autre. On peut alors repartir vers sa propre histoire, d’autant plus fort de sa croyance qu’on a accepté qu’elle soit troublée par un regard extérieur. Le lien est là, indifférent aux distances les plus infranchissables, parce qu’a existé, ancré dans le sol et la chaire, un véritable échange.


Adèle Morerod