Critique
"Avec calme et impertinence, le cinéaste taïwanais Edward Yang nous introduit dans la vie familiale d'un quadragénaire à la recherche d'un second souffle professionnel et sentimental: NJ est associé dans une entreprise de matériel informatique qui risque le dépôt de bilan, et sa femme préfère aller se ressourcer dans un temple, le temps d'une retraite spirituelle.
Mine de rien, Edward Yang nous dit nos quatre vérités, ne cessant de poser les bonnes questions (""Mais qu'est-ce que je cherche? Et de quoi ai-je peur?"") Et cela par les yeux d'un enfant qui passe son temps à photographier tout le monde, de manière à renvoyer à chacun son image. Engagé dans la recherche de ce qu'il appelle ""l'autre moitié de la vérité"", ce garçonnet va devenir le guide imprévu du spectateur. Un film qui est une fresque pointilliste réunie en même temps qu'une leçon de vie.
Grand Prix, ""Regard d'Or"", au 15e Festival de films de Fribourg.
Une famille taiwanaise, de nos jours. Au gré des fêtes et des événements quotidiens, chacun va être amené à regarder au fond de lui-même. Une mosaïque de récits et une véritable leçon de vie.
Comme beaucoup d'hommes dans la quarantaine, NJ en est à un stade où il se demande si sa vie n'aurait pas pu être différente. La rencontre fortuite avec Sherry, son amour de jeunesse, lui donne envie de tout laisser tomber et de repartir à zéro. Car à la maison, entre sa belle-mère malade, sa femme Min-Min déprimée et ses enfants Ting-Ting et Yang-Yang, les crises se succèdent. Et sur le plan professionnel, l'entreprise de matériel informatique dont il est un des associés est au bord de la faillite. Jusque-là rien de très extraordinaire, sinon que tout semble aller de travers. Et, de plus, le spectateur a tendance à se perdre dans cette chronique d'une famille taiwanaise aisée, où l'on peine à identifier et à reconnaître les personnages. Paradoxalement, c'est au moment où la belle-mère sombre dans le coma que le film démarre et captive: on va suivre dès lors le destin de chacun des membres de la famille de NJ, le temps de quelques semaines. NJ organise un dîner d'affaires et se lie d'amitié avec Ota, un informaticien japonais, tandis que sa femme Min-Min va se réfugier dans la méditation... Quant aux deux enfants, ils vont jouer un rôle de plus en plus éclairant, véritables révélateurs et miroirs des secrets de chacun.
YIYI est un film résolument différent. Différent du cinéma habituel qui cherche à embarquer le spectateur sans le laisser souffler ni réfléchir. L'oeuvre d'Edward Yang doit au contraire s'apprivoiser, se laisser découvrir peu à peu. Le regard du cinéaste est un regard distancié, qui laisse vivre ses personnages, nous rappelant que l'existence continue autour d'eux, au milieu des mariages, des naissances et des deuils.
Edward Yang s'exprime avec une extrême pudeur. L'histoire qu'il raconte par petites touches incisives et subtiles ne vire jamais au mélodrame, malgré les événements tragiques qui se bousculent. Et les questions existentielles commencent à affleurer: ""Qu'est-ce que je désire? De quoi ai-je peur? Quelle est mon identité?"" se demande NJ qui cherche un moyen de repenser sa vie, en songeant à ce qu'il n'a pas pu faire. Sa position est d'ailleurs paradoxale: lui qui travaille dans le secteur informatique, à la pointe du progrès, le voilà gêné par les innovations, comme timoré devant les changements à opérer. Et ce sera un étranger, un concepteur de jeux japonais, qui lui fera prendre conscience de la situation et qui l'amènera à se demander - comme chacun des autres personnages, qu'ils soient jeunes ou âgés - s'il n'aurait pas par hasard droit, dans sa vie, à une deuxième chance. Cette question, chaque membre de la famille la reprendra à son compte. Jusqu'au fils de NJ, Yang-Yang, petit garçon étonnant et bouleversant qui semble parfois détenir les réponses aux questions que se posent les autres, et qui s'obstine à photographier la nuque des gens pour leur montrer ce qui échappe à leur champ de vision (""l'autre moitié de la vie"", dit-il).
YIYI est un film grave, ironique et tendre à la fois, plein d'humour, une véritable leçon de vie, mélancolique peut-être, mais jamais désespérée. Construit avec une extrême liberté dans le découpage et en longs plans-séquences qui sont comme de longues respirations, le film garde le ton de la confidence, une confidence dans laquelle le spectateur se sent habilité à entrer.
Edward Yang, à 53 ans, apparaît comme un cinéaste optimiste, posant un regard calme sur un monde stressé. Et c'est un enfant qui nous apporte ce message humaniste, en se servant d'un petit Instamatic pour essayer de saisir sur la pellicule tout ce qui nous échappe, aussi bien la trajectoire imprévue d'un moustique que la réalité invisible de la vie et de la mort. YIYI parle de chacun de nous, de notre enfance, de l'amour, du temps qui passe, de notre monde agité, de nos difficultés et aussi de toutes les bonnes raisons que nous avons, néanmoins, d'espérer.
Edward Yang
Né à Shanghai en 1947, Edward Yang obtient un diplôme d'ingénieur électricien à Taipeh (Taiwan). Travaille une dizaine d'années à Seattle (USA) avant de revenir dans son pays où il décide de relever le défi de sa vie: devenir cinéaste. Il est l'un des pionniers de la nouvelle vague taiwanaise. YIYI est son septième film. ""C'est notre rôle de cinéaste d'éclaircir la vision du public, de passer les complications de la société au filtre de notre sensibilité, et de tirer les sonnettes d'alarme pour rendre l'existence moins opaque et tenter de prévenir les tragédies."""
Antoine Rochat