Ashkal, l'enquête de Tunis

Affiche Ashkal, l'enquête de Tunis
Réalisé par Youssef Chebbi
Titre original AShkal
Pays de production Tunisie
Année 2022
Durée
Musique Thomas Kuratli
Genre Thriller
Distributeur City-club de Pully
Acteurs Mohamed Grayaa, Fatma Oussaifi, Rami Harrabi, Hichem Riahi
Age légal 16 ans
Age suggéré 16 ans
N° cinéfeuilles 897

Critique


Ashkal est un thriller qui inscrit sur l’écran, sous la forme d’un récit d’enquête, une réélaboration onirique de l’événement inaugural du Printemps arabe tunisien. Le résultat stupéfie par l’implacabilité et l’irréalité de sa scène finale qui sublime, autant qu’elle déconcerte, l’enquête et le refoulé d’un drame révolutionnaire.

Jardins de Carthage à Tunis, peu après Le Printemps arabe. Un conglomérat d’immeubles en construction, laissés à l’abandon après la chute de Ben Ali – c’est lui qui avait conçu ce quartier pour la haute bourgeoisie. C’est là qu’a lieu, à la place, le film. De ces bâtisses, il n’y a encore que les formes (« ashkhal » en arabe), des contours sans aucun contenu ni habitant. Car les portes et les fenêtres ne sont pas construites, les intérieurs aussi indéfinis (et vides) que le terrain vague alentour. Il n’y a donc pas de délimitation entre le dedans et le dehors, mieux : il n’y a que du dehors et les courants d’air (une certaine atmosphère) qui vont servir de comburant à une série d’immolations qui rythme un récit arrêté. Tout est pourtant là, visible, rien n’est caché. L’espace est ouvert ; tout et tout le monde peut y circuler tout le temps. Et c’est pour cette raison, à cause de cette ouverture, que les deux policiers sont impuissants à mener une enquête qui ne peut s’appuyer sur aucun indice, ni aucune révélation : les vidéos d’immolation retrouvées sur les téléphones des victimes n’indiquent en effet rien, sinon la répétition mimétique de ce qui a eu lieu, a lieu – pendant le visionnage de la vidéo – et semble-t-il, aura lieu. Tout est, ainsi, à l’image du cadre de ces constructions architecturales, mis en pause. Soit un espace que l’on peut parcourir hors de toute durée, ponctuée par la répétition du même – des morts, apparemment, sans motif ni agent.


Il y a bien, pourtant, une progression du film – qui explique sa durée, 1h30 – qui fait passer du récit d’enquête policière à quelque chose de plus « fantastique ». Rappelons que pour avoir un récit d’enquête, il faut en réalité deux récits : celui du meurtre passé (qui est voilé) et celui de l’enquête au présent (qui dévoile le premier). Il faut aussi une victime, un assassin et un enquêteur ; et, rajoute Michel Butor dans L’emploi du temps, deux meurtres « dont le premier, commis par l’assassin, n'est que l’occasion du second, dans lequel il est la victime du meurtrier pur et impunissable, du détective qui le met à mort ». Voici le cadre du récit policier, son contenu, son intériorité. Tout le brio du film de Youssef Chebbi est d’ouvrir progressivement, en l’embrasant, ce cadre. Sans paradoxe temporel, les deux récits finissent en effet par se confondre ; sans changement d’identité, les trois fonctions actantielles sont mimétiques ; quant aux deux meurtres, on laissera au spectateur le visionnage du dénouement. On se retrouve alors avec une incursion « fantastique » qui consume, littéralement, les codes du thriller. Mais que l’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit absolument pas d’un exercice de style « formel ». Car le hors-champ allégorique du film est politique. On se rappellera que le printemps arabe tunisien aura débuté avec le suicide, le 17 décembre 2010, de Mohamed Bouazizi, vendeur ambulant, par immolation, dehors, devant le siège du gouvernorat. On devine que cet événement inaugural, médiatisé en boucle, pétrifiant par sa violence et son image, a peut-être à voir, avec la nécessité d’une réélaboration secondaire qui en purifierait – pour la sublimer – la trace. C’est ainsi, par une temporalisation paradoxale, la réouverture d’une atmosphère révolutionnaire que Youssef Chebbi choisit d’exhumer au moyen d’une enquête fictionnelle – mais non fictive. La dernière scène, la plus onirique, est aussi celle qui (r)amène un réel. Et en parlant de réel, lorsque l’on tape « Jardins de Carthage » dans Google, on ne tombe sur aucun indice (du film) – lequel n’a effectivement pas duré et s’est entièrement consumé. On tombe sur une liste d’appartements à vendre.



Jonas Pont

Appréciations

Nom Notes
Jonas Pont 16