Cette musique ne joue pour personne

Dans cette comédie génialement absurde nouée autour du thème universel de la quête amoureuse, le réalisateur Samuel Benchetrit joue de l’archétype du truand pour en tordre les contours et nous offrir des portraits humains d’une touchante fragilité.

Plongée dans un univers poétique, situé au cœur d’une ville portuaire - le film a été en grande partie tourné à Dunkerque -, une bande de caïds exécute les ordres transmis par Jeff, leur patron sanguinaire (François Damiens, en grande forme): Jacky (Gustave Kervern, excellent), hache massive à la main, s’en va réclamer de l’argent auprès d’un homme endetté envers Jeff. Neptune (Ramzy Bedia, très convaincant), le visage tendre, se rend quotidiennement au Carrefour du coin pour transmettre les poèmes incompréhensibles de Jeff à une jeune caissière dont il s’est amouraché. Enfin Jésus et Poussin ont pour mission de convaincre à tout prix les camarades de classe de Jessica, la fille de Jeff, de venir à sa fête d’anniversaire.

À l’image du résumé, la construction narrative du métrage repose majoritairement sur l’alternance des différentes pistes, sans pourtant donner l’impression de dérouler une simple succession de sketchs. Car si le récit enchaîne effectivement des saynètes plus hilarantes les unes les autres, le déroulé est ici loin d’être gratuit ou paresseux. Au contraire, il raccorde le quotidien de tous ces hommes isolés, blessés par la solitude et la monotonie, en les suturant autour de la bouleversante découverte de soi. La violence crue et parfois exacerbée de Jeff est en réalité proportionnelle à son désir de toucher par la poésie la femme qu’il aime. Abandonné à la naissance par ses parents biologiques, Neptune (son prénom renvoie au nom du bateau dans lequel il a été retrouvé) comble son vide affectif en rencontrant l’amour. De son côté, Jacky, mutique et taciturne, trouvera finalement, grâce au théâtre, le moyen de communication idéal pour s’ouvrir aux autres et notamment à Suzanne (Vanessa Paradis), une comédienne dont l’obsession est d’incarner Simone de Beauvoir dans une comédie musicale. Ainsi, malgré son apparence décousue, le film s’appuie sur une unité thématique solide, ainsi que sur une profonde croyance philosophique: celle qui élève l’art en une véritable expérience salutaire.

Et puisqu’il est question d’art, il importe de souligner que dans cette comédie absurde, celui qui les entremêle tous avec amour, c’est bien le septième art. Car derrière cette proposition désopilante se cache une vraie leçon de cinéma, conciliant aussi bien une maîtrise formelle chirurgicale, où chaque mouvement de caméra constitue le produit d’une démarche rigoureusement calculée, qu’une réflexion autour du médium cinématographique lui-même. Travaillée à partir d’une mise en abyme sur le jeu d’acteur et le rapport que le comédien entretient avec le metteur en scène, Cette musique ne joue pour personne prouve avec beaucoup de finesse que vivre plusieurs vies par procuration - celle de Simone de Beauvoir, par exemple - représente un fond émancipateur capable d’enrichir notre relation au monde.