Critique
Plus qu’un classique documentaire sur l’enseignement dans les quartiers «difficiles», ce film est tout à la fois une expérience commune, un regard sans préjugés sur des jeunes gens en mutation et le constat lumineux de la puissance de la littérature.
Quelle meilleure réponse aux sots propos du chef de l’Etat (Réd.: français) que ce documentaire, ou plutôt cette expérience d’appropriation du roman de Mme de La Fayette par des élèves de première et terminale, filmé avec une intelligence rare par Régis Sauder? Contrairement à Christophe Honoré, dont LA BELLE PERSONNE était un camouflet revendiqué à Nicolas Sarkozy, Régis Sauder a mis ici en œuvre une double envie: réaliser un film sur l’enseignement, la complexité de la transmission au sein de l’institution, et partager l’aventure avec sa femme, Anne, agrégée de lettres, professeur pendant dix ans au Lycée Diderot, dans les quartiers nord de Marseille. Lycée dit difficile donc, où le cinéaste a suivi des jeunes gens, a priori peu sensibles aux intrigues qui agitaient la cour de Henri II.
Après avoir constitué un atelier de lecture et d’étude de La Princesse de Clèves puis annoncé clairement qu’un film se ferait avec les participants, Régis Sauder a écouté, regardé, capté mais aussi mis en scène une quinzaine de garçons et filles, à la fois dans le cadre du lycée, de leur récitation du texte, mais aussi au sein de leur famille, avec leur parents, entre eux, au cours d’une visite au Louvre et à la Bibliothèque nationale durant laquelle ils découvrent les portraits de l’époque du roman et le manuscrit original. D’une soixantaine d’heures de rushes, il a choisi et monté ces soixante-neuf minutes passionnantes, parfois bouleversantes, se fixant des lignes de force: l’angoisse générée par l’obtention du bac, le discours sur l’amour et la passion, en résonance avec le texte, et les relations avec l’autorité, celle des parents, celle de l’institution.
Abou, Manel, Mona, Anaïs, Aurore, Armelle, Sarah, Albert et les autres sont filmés par Régis Sauder avec une attention scrupuleuse mais bienveillante, en plans fixes souvent, sa caméra s’attardant sur leur visage, leurs lèvres d’où sort ce texte qui devient peu à peu le leur, révélation d’eux-mêmes, médiation avec leurs parents. Aucune démagogie, aucun narcissisme d’auteur ne vient ternir ce film remarquable qui mêle tout à la fois une distance respectueuse des secrets et une proximité confiante. La parole sincère, libérée, exprime du coup, en une langue choisie qui refuse le parler «banlieue», des sentiments profonds et des réactions parfois surprenantes, d’autant plus fortes donc, tel ce jugement sur le personnage de Mme de Chartres, pour nous parangon de vertu rétrograde soucieuse de l’apparence, perçue ici, par les parents mais aussi par les jeunes gens, comme protectrice. Réalisé et monté avec limpidité, ce parcours initiatique, que l’on peine à nommer documentaire, bénéficie de surcroît d’une belle photographie. Belle photographie pour de belles personnes que la grâce du roman de Mme de La Fayette et de la caméra d’un cinéaste aura fait grandir. Elles sont belles et ils sont beaux, d’une beauté réfléchie et souvent tourmentée, ces Princesses et ces Nemours exigeants qui font mentir les poncifs et caricatures projetés sur eux par la vulgate politique et sociologique.
Ancien membre