Critique
Les films de Theo Angelopoulos - on le sait - ne sont pas d’un accès facile. Et la frilosité des maisons de distribution devant son dernier opus n’était pas faite pour rassurer… Filmcoopi a pourtant fait le pas, même si LA POUSSIERE DU TEMPS se situe quelque peu en retrait des œuvres majeures du cinéaste grec.
Deuxième volet d’une trilogie (qui a débuté en 2004 avec ELENI, LA TERRE QUI PLEURE), le film démarre à Cinecittà, de nos jours: un cinéaste d’origine grecque du nom de A (Willem Dafoe) reprend le tournage d’un long métrage qu’il a abandonné récemment, on ne sait trop pourquoi. Il s’agit d’une histoire familiale intimement liée aux événements historiques de la seconde moitié du XXe siècle. Il y est question de l’amour d’une femme, Eleni (Irène Jacob) - mère du réalisateur A -, pour deux hommes: Spyros (Michel Piccoli), son mari, condamné à mort, puis déporté et de retour après un très long exil, et Jacob (Bruno Ganz), un compagnon juif qui a pris le relais de l’éducation de A durant l’absence de Spyros. Deux hommes et une femme engagés dans les luttes politiques de la fin du siècle (la répression anti-communiste en Grèce après la guerre civile de 1948, puis l’exil, les camps staliniens, les départs pour Israël ou les Etats-Unis, et enfin la chute du mur à Berlin et la faillite des idéologies). Deux hommes et une femme qui se cherchent dans le temps et l’espace, se perdent, se retrouvent.
Ainsi résumée, la trame de LA POUSSIERE DU TEMPS peut paraître simple. En fait, elle est d’une extrême complexité: le réalisateur A essaie, comme dans un rêve et de façon assez désordonnée, de se souvenir des gens et des événements passés, de retrouver et réunir dans le présent les membres dispersés de sa famille. Son film va vite se confondre avec celui d’Angelopoulos, se transformant en une recherche d’ordre autobiographique. Les personnages s’appellent les uns les autres et se répondent d’une époque à l’autre: il y avait déjà une Eleni et un Spyros dans ELENI (premier volet de la trilogie), mais ce ne sont plus les mêmes personnages. Le spectateur est chargé de remettre les morceaux du puzzle en place, mais la discontinuité du récit ne lui facilitera pas la tâche.
Depuis longtemps, Angelopoulos répète qu’il n’a «rien à faire du réalisme». Il en donne ici une nouvelle preuve: les événements politiques sont évoqués en quelques plans fixes - le plus souvent superbes -, les personnages changent d’âge, de lieux, de comportement, les fantômes du passé remontent dans le présent, les scènes imaginaires s’invitent dans le réel, l’onirisme s’en mêle, les personnages apparaissant et s’évanouissant dans des paysages noyés de brume ou de neige…
La première heure du film s’attache de plus près aux événements historiques et c’est la meilleure partie. La seconde - le récit des rencontres entre Eleni, Spyros et Jacob - est moins convaincante: le cinéaste donne peu de place aux dialogues, les comédiens, on le sent, ne doivent pas «jouer» et sont de moins en moins crédibles, en particulier Irène Jacob (son personnage traverse plus de 70 ans d’existence, une gageure!) Les protagonistes deviennent statiques, apparaissant comme des survivants. Le pays d’origine (la Grèce) a disparu, la langue aussi (les personnages, tous grecs et exilés en Russie ou aux Etats-Unis, parlent… anglais). Banalisation et silence: le cinéaste a sans doute cherché à donner l’impression nostalgique d’un monde qui se dilue, en voie de disparition, même si l’ultime image du film est celle du vieux Spyros marchant, à Berlin, avec sa petite fille qui s’appelle Eleni… La vie continue.
Antoine Rochat