Un autre homme

Dans un film à petit budget et intimiste, Baier livre, en complément du portrait d’un homme-objet et en devenir, celui d’une société très contemporaine où tout devient jeu de domination et où les relations épuisent leur sens. Ce qui ne va pas sans douleur et blessures.

Pour être auprès de son amie Christine (Elodie Weber), enseignante à la vallée de Joux, François (Robin Harsch) trouve un emploi dans le journal local, pour lequel il doit rédiger des chroniques sur les événements régionaux et les films projetés dans l’unique cinéma de ladite vallée. Mais, peu coutumier du 7e art, il plagie une revue spécialisée - la copie n’est-elle pas une façon d’apprendre pour le médiéviste qu’il est de formation? - et ne répond guère à l’attente de ses lecteurs. Prenant pourtant progressivement goût au cinéma, il se rend bientôt régulièrement à Lausanne pour assister aux projections de presse et pour quitter ce décor d’une vallée qu’il ressent avec oppression. C’est là qu’il rencontre Rosa, critique sulfureuse. François est ébloui, ce qui aura de rudes conséquences tant sur le plan de ses relations avec Christine que sur celui de son insertion professionnelle.

Tout le film de Lionel Baier, qui en a écrit le scénario et les dialogues, multiplie les contrastes. Géographiques d’abord, avec la juxtaposition de ces zones urbaine et rurale, à moins d’une heure l’une de l’autre, et où Lausanne et la Vallée font apparaître deux mondes que tout oppose. Contrastes sociaux avec des villageois et des gens de la ville, où la simplicité et le naturel des uns le disputent au clinquant et à l’apparence des autres. Psychologiques entre Christine, tendre

et franche, et Rosa, lumineuse et manipulatrice. Des univers se dessinent et se contestent, alors que François glisse et succombe plus ou moins consciemment. Il se laisse ainsi prendre dans les filets érotiques de Rosa (interprétée avec conviction par Natacha Koutchoumov), qui prend un malin plaisir à jouer avec lui et l’a choisi pour en faire son objet jusqu’à lui obtenir une promotion - avec en passant un clin d’œil à Denys Arcand - pour en jouir à sa guise.

Réalisé avec un petit budget, ce film très en phase avec les courants de la société contemporaine s’intéresse à la quête d’identité d’un adulte confronté à des jeux de pouvoir et de domination qui vont le conduire à devenir un autre homme (ce que suggère la mort d’un renard fauché par la voiture de François, le passionné du Roman de Renart précisément). Mais c’est également le regard de Baier sur sa ville, Lausanne, et sa façon distante et ironique d’évoquer le petit monde de la critique cinématographique. Ombre et lumière des décors, des âmes et des corps, rivalisent dans cette réalisation soignée, habilement construite, tournée en noir et blanc pour faire écho aux gravures de Félix Vallotton et où l’on retrouve la musique prégnante de Stéphane Szymanowski.