Citadelle humanitaire

Affiche Citadelle humanitaire
Pays de production
Genre
Acteurs Jennifer Peedom
N° cinéfeuilles 581

Critique

Dans les années 60, le CICR envoie des dizaines de délégués et de médecins suisses, allemands et français dans un Yémen du Nord alors en pleine guerre civile. Une opération humanitaire risquée, mais qui réussit. S’appuyant sur des archives et des films liés aux événements, le cinéaste suisse Frédéric Gonseth réalise un documentaire passionnant.

CITADELLE HUMANITAIRE se présente comme un intéressant retour en arrière politique et historique sur un conflit peu connu, celui qui a éclaté en 1962 au Yémen du Nord et qui a mis aux prises les Yéménites «sudistes» partisans d’un régime républicain (soutenus par les Egyptiens de Nasser) et les royaumes «nordistes» conservateurs (aidés par une Arabie saoudite opposée à toute installation d’un régime «de gauche» sur ses frontières). Le cinéaste suisse - on lui doit déjà l’excellent documentaire critique MISSION EN ENFER (2003) relatant l’intervention d’un corps médical suisse sur le front de l’Est en 1941-1943 - a cherché à donner la parole à ceux qui, il y a plus de 40 ans, ont participé à cette mission médicale au Yémen, souvent au péril de leur vie, à une époque où le Comité international de la Croix-Rouge était encore seul sur la scène humanitaire et où l’on ne parlait pas d’ONG.

CITADELLE HUMANITAIRE s’articule autour de la très forte personnalité du chef de cette mission, André Rochat, ancien hôtelier reconverti dans le travail humanitaire. Epaulé par des délégués, des médecins et des infirmiers du CICR que cette aventure n’effrayait pas, cet organisateur de 40 ans va se trouver confronté à un conflit extrêmement complexe. Il sera parfois contraint de prendre personnellement des décisions engageant - on le lui reprochera par la suite - non seulement le CICR, mais aussi la diplomatie suisse et internationale en général. Il s’agit là des premières tentatives d’un engagement européen humanitaire en terre islamique. Un travail de pionnier qu’André Rochat raconte en toute liberté, sans rien esquiver. Et comme il a conservé personnellement des documents d’un intérêt exceptionnel - textes, photos et superbes films en super-8 -, le récit qu’il fait des événements est captivant.

Frédéric Gonseth revisite toute cette période des années 60-70, tout en actualisant son propos puisqu’il n’hésite pas à se déplacer au Yémen, en 2007 et en compagnie d’un André Rochat qui a 83 ans, pour reprendre contact avec ceux que la mission avait alors engagés sur place. Ces Yéménites qu’il retrouve, il les confronte aux images d’archives de l’époque, à celles tournées par le chef de la mission ou par le CICR, et aux photos de presse publiées dans ces années-là (on croise le franco-vaudois Yves Debraine). Sa caméra, Gonseth la déplace sur les lieux mêmes où l’équipe a travaillé dans les années 60 - l’hôpital d’Ukd en particulier -, allant jusqu’à remettre aux autorités politiques du Yémen actuel certains des documents qu’il possède.

Le documentaire de Gonseth est une leçon de politique humanitaire et de diplomatie à l’échelle européenne, rappelant que le CICR a tenté à ce moment-là de faire appliquer dans cette région du monde les règles du respect que l’on doit aux blessés et aux prisonniers. Durant sa mission. André Rochat devra beaucoup négocier et prendre des décisions difficiles, de plus en plus audacieuses, à leur propos. Les relations qu’il entretient avec le CICR seront rompues en 1970, quand le Vaudois réussira à libérer tout seul à Athènes les otages capturés par un commando palestinien à bord d’un avion grec.

On croise plusieurs autres et fortes personnalités dans le film de Gonseth, comme les chirurgiens Max Récamier et Pascal Grellety-Bosviel qui créeront plus tard, après leur rupture avec le CICR, le mouvement Médecins Sans Frontières. Carlos Bauverd (successeur d’André Rochat) livre, de son côté, avec une lucidité teintée d’ironie, une série de clés sur la mission du CICR au Proche-Orient. D’autres collaborateurs apparaissent encore, comme Jean-Paul Hermann, responsable en Arabie saoudite des bases médicales arrières de la mission suisse.

On ajoutera que CITADELLE HUMANITAIRE est aussi un récit rempli de décors fabuleux, de couleurs étonnantes, de paysages montagneux et désertiques surprenants. Le cinéaste a réussi à confronter le passé et le présent, juxtaposant souvent les images d’archives et les versions contemporaines des mêmes lieux, des mêmes gens. Au-delà du plaisir des yeux et de la richesse de ce document historique, le film reste une réflexion très actuelle sur les rapports entre Occident et Moyen-Orient, sur le sort des prisonniers lors des conflits (des Yéménites sont emprisonnés aujourd’hui à Guantanamo…), sur les forces politiques qui s’affrontent - le Yémen s’est unifié en 1990, mais les tensions internes persistent - et sur l’efficacité des premières missions humanitaires, il y a près d’un demi-siècle.

Antoine Rochat