Critique
"Manayaycuna, ""le lieu dans lequel on ne peut pas entrer"": tel est le nom d'un village juché sur la cordillère péruvienne. C'est en effet un lieu perdu, où la vie semble s'être arrêtée peu après la conquête espagnole - pas d'électricité, des habitations frustes, une nature âpre, un vernis de catholicisme qui peine à couvrir des rites plus anciens, apparemment pas de prêtre.
Dans ce drame qui s'inscrit dans le canon de la tragédie classique, la vie de quelques personnages va connaître des bouleversements inattendus, sur fond de Semaine sainte. Les villageois s'apprêtent en effet à célébrer le triduum compris entre Vendredi-Saint et Pâques. Durant ce ""Tiempo Santo"", Dieu, en la personne de Jésus-Christ, est absent et ne voit pas ce que font ses créatures. La situation est symbolisée par la descente d'un crucifié en bois de sa croix dressée dans l'église; la Vierge (choisie parmi les adolescentes du coin après un concours insolite de miss) rabat les bras articulés et baise le visage sculpté après en avoir bandé les yeux; le corps, placé dans un cercueil, est déposé temporairement au cimetière par des porteurs visiblement saouls d'alcool ou de coca.
L'élue de cette année est Madeinusa (Magaly Solier, repérée par la réalisatrice devant une église où elle vendait des friandises). Le prénom est insolite pour nous, mais on trouve des Péruviens prénommés Jonfkenedi ou Marlonbrando, par exemple. Madeinusa est l'une des filles de Don Cayo (Juan Ubaldo Huamán), maire et cacique local, veuf tyrannique qui profite de la cécité provisoire de Dieu pour déflorer sa fille. Un autre bouleversement survient sous la forme de Salvador, jeune routard venu de Lima que le maire emprisonne car aucun étranger n'a le droit d'assister au Tiempo Santo, égrené minute après minute par un vieil homme qui a installé sur la place du village une sorte d'horloge manuelle faite de panneaux numérotés.
Salvador réussit à s'évader et s'attache à Madeinusa, au grand dam de sa petite sœur Chale (Yiliana Chong). La Vierge de circonstance voit dans le gringo la planche de salut qui lui permettra de gagner la grande ville de ses rêves.
Le premier long métrage de Claudia Llosa se distingue par son écriture, la rigueur du scénario, les qualités esthétiques de l'image, l'interprétation vraie et naturelle. Le drame, prenant, est inexorable, et on a le cœur serré devant ces oubliés (olvidados...) de Dieu."
Daniel Grivel