Critique
"Le ""Caïman"", c'est le surnom donné par le quotidien ""La Repubblica"" à Silvio Berlusconi, en référence à la voracité de cet homme d'Etat lorsqu'il s'agit de liberté de la presse. Et LE CAÏMAN, c'est le denier film de Nanni Moretti, une comédie lourde d'une charge politique ciblée contre l'ancien chef du gouvernement italien.
LE CAÏMAN est sorti en Italie quinze jours avant les élections du 9 avril dernier: ""Il serait absurde de croire, affirme le réalisateur, qu'un film puisse avoir de l'influence sur des votations."" On remarquera tout de même qu'IL CAIMANO a affiché complet dès sa sortie dans les cinémas de la péninsule: à considérer les résultats serrés de la consultation législative, on est en droit de se demander si ce succès public est resté sans incidence aucune sur l'issue du scrutin...
LE CAÏMAN, c'est trois choses à la fois. D'abord une critique en règle du ""Cavaliere"". Ensuite, à travers le personnage de Bruno (Silvio Orlando), un producteur au bord de la faillite, une réflexion sur le monde du cinéma. Et enfin, avec l'histoire de Bruno lui-même, le tableau d'une crise conjugale et familiale. Le film se situe ainsi à plusieurs niveaux de récits et de lecture, dans des lieux et des temps différents, souvent aussi dans l'imagination d'un producteur qui rêve plusieurs scènes des films qu'il est sur le point d'entreprendre. Un entrelacs de fils narratifs assez subtil qui, par ses digressions, par ses changements de direction constants, ne facilite pas toujours la tâche du spectateur.
Moretti confie le rôle-pivot de son film au producteur Bruno, qui est à la recherche d'un acteur pour le long métrage que doit réaliser Teresa (Jasmine Trinca), une jeune cinéaste qu'il vient de croiser. Un peu naïf sur les bords, Bruno ne saisit pas tout de suite que le personnage principal proposé par Teresa ressemble comme deux gouttes d'eau à Berlusconi. Il finit par en prendre conscience, ce qui permet à Moretti de glisser quelques documents d'archives télévisées connus (les dérapages racistes et politiques au Parlement européen de Bruxelles) et d'ajouter d'autres séquences - rêvées par Bruno celles-là! - de ses magouilles financières, de son mépris pour les lois et de sa mainmise sur les médias. Berlusconi apparaît donc, tout au long du film de Moretti, comme un personnage multiforme: celui, authentique, des enregistrements TV; celui qui emprunte les traits de l'acteur Elio De Capitani (séquences imaginées par Bruno pour le film de Teresa); ou encore à travers les visages de Michele Placido, puis de Nanni Moretti lui-même, le film de ce dernier finissant par se confondre avec celui tourné par la jeune réalisatrice...
Si l'on ajoute que LE CAÏMAN fourmille d'allusions au cinéma italien, tout particulièrement à celui - engagé - des années 60-70, on comprendra que richesse et complexité sont au rendez-vous. Le spectateur est fortement sollicité, cela d'autant plus que se superpose à cette satire politique l'histoire du couple Bruno-Paola (Margherita Buy) et de leurs deux enfants.
Une histoire qui fait toutefois long feu: on peut se demander si, dans ce pamphlet politique, l'importance donnée à ce conflit conjugal se justifie pleinement.
Moretti a su éviter la caricature et a gommé intelligemment le côté folklorique d'un Silvio Berlusconi dont il privilégie avant tout les propos. Des propos qui ne sont guère rassurants d'ailleurs: Berlusconi (Nanni Moretti), condamné dans la dernière séquence du film à sept ans de réclusion pour corruption, invite ouvertement ses concitoyens à se rebeller contre les juges ""injustes"". Cette scène amère de politique-fiction, cette charge ultime contre la magistrature, se réfère à des propos tenus à la TV par l'ancien chef du gouvernement et enregistrés il y a trois ans. ""Une métaphore des dégâts qu'il nous laisse sur le dos, ajoute Moretti. Que l'on pense à l'irresponsabilité de cet homme, à son absence de sens de l'Etat et des institutions.""
Œuvre militante qui s'inscrit dans la droite ligne de l'action politique définie par Moretti depuis plusieurs années, LE CAÏMAN est un film subtil et efficace, plein de dialogues percutants, souvent ironiques ou sarcastiques.
Et l'autocritique de la gauche italienne ou de l'Italie n'est pas oubliée non plus, Moretti faisant dire à l'un de ses personnages (un producteur polonais): ""Vous êtes un peuple à mi-chemin de l'horreur et du folklore. Quand vous avez touché le fond, vous continuez à creuser, à creuser..."""
Antoine Rochat