Critique
"Un film dur, voire éprouvant, qui engage son réalisateur, mais aussi son spectateur. Un défi peu fréquent dont on ne ressort pas indemne. Sans héros, peut-être ce film concerne-t-il plus encore les assises de chacun, là où la peur s'installe définitivement à moins qu'elle ne s'efface.
La tragédie rwandaise d'avril-mai 1994 est au cœur de ce film important. Ce long métrage, basé sur des faits réels et tourné entièrement sur place, relate l'histoire de l'Ecole technique officielle (ETO) de Kigali. Au moment où l'assassinat du président Habyarimana marque le début du génocide, les forces armées de chaque nation en présence reçoivent pour seuls ordre et mission d'évacuer leurs ressortissants. Un prêtre catholique anglais et un jeune enseignant coopérant se retrouvent pris au piège de l'ETO où ils travaillent et où affluent jour après jour des centaines de Tutsis menacés. Dans un premier temps, les Casques bleus assurent la protection de ladite école, mais ils ne pourront continuer à le faire sans un ordre de New York qui ne viendra pas; en attendant, ils sont contraints à observer sans intervenir, aucun génocide n'ayant été désigné! Du coup, le vieux prêtre et le jeune enseignant font face à un dilemme: mourir en restant auprès des Tutsis ou survivre en fuyant lors de l'abandon du secteur par les Casques bleus.
Si HÔTEL RWANDA de Terry George (CF n. 499) livrait relativement peu d'images insoutenables de l'horreur qui déferla à cette époque, il en va autrement cette fois-ci. Ce choix s'explique certainement par le caractère très réaliste, voire presque documentaire, de cette fiction sans héros qui permet de percevoir les énormes contradictions dont firent preuve tant les institutions que les individus.
Il y a bien sûr le rôle joué par les forces des Nations Unies, à propos desquelles s'indigne le coscénariste et producteur David Belton. ""Les Casques bleus auraient pu arrêter le génocide en une semaine, mais le Conseil de sécurité s'est finalement retrouvé à débattre de l'abattage des chiens (d'où le titre du film) errants qui mangeaient les cadavres abandonnés dans les rues."" Il y a également la position des Etats, soucieux avant tout de rapatrier leurs ressortissants et désireux de rappeler le devoir de non-ingérence. Mais il y a aussi les êtres confrontés à leurs limites, à leurs devoirs d'obéissance et de résistance. Ainsi le commandant des Casques bleus sur place, pris entre son devoir de soldat et les troubles de sa conscience, ou une journaliste honteuse de se découvrir incapable de compassion ici alors qu'en ex-Yougoslavie, en chaque femme, elle songeait à sa propre mère. Ainsi le jeune humaniste rattrapé par sa crainte de mourir, ou le vieux prêtre reconnaissant d'anciennes ouailles parmi les tueurs.
Ce film en dit donc long sur l'humain et l'inhumain, sur ce qui élève ou brise un être, et c'est là que les visages parlent, comme par exemple trois d'entre eux. Ce sont d'abord les traits burinés du vieux prêtre (magnifique et très convaincant John Hurt) qui sacrifie les Bibles de la chapelle lorsque le bois de feu vient à manquer et qui célèbre envers et contre tout l'office, visage d'un homme qui a vécu et qui tente d'incarner ce qui compte pour lui, quitte à y offrir sa vie. Puis le visage du jeune idéaliste Christopher, sur lequel se lira une peur bien plus forte que sa raison, ses bons sentiments, son idéal et même sa promesse. Et enfin le visage d'un inconnu (mais ils sont légion à lui ressembler), juste avant l'assaut de l'ETO, un visage d'où s'est absentée l'humanité, possédé qu'il est par la haine et la fureur de massacrer.
Ce film est dur, voire éprouvant, c'est vrai, mais il est nécessaire, comme le sont les essais de Jean Hatzfeld, Une Saison de machettes et Dans le nu de la vie, indispensables récits des acteurs hutus et des rescapés tutsis. Jamais il ne montre par complaisance, mais par unique volonté de faire comprendre ce que des hommes ont fait à d'autres hommes, lorsque maille à maille s'est vu tissé le funeste tapis de l'aveuglement et de la haine."
Serge Molla