Critique
"En sortant de l'avant-première, un directeur de salles me faisait part de sa perplexité. Le film de Sylvain Chomet lui avait plu, mais il se demandait comment le vendre: contrairement à la majorité des dessins animés, il n'est pas destiné aux enfants - mais comment attirer un public d'adultes pour qui le genre ""petits mickeys"" ne peut amuser que des gamins? Quoi qu'il en soit, ce premier long métrage d'animation d'un quadragénaire diplômé en bande dessinée a, paraît-il, beaucoup amusé les festivaliers de Cannes (qui en avaient probablement bien besoin...)
Années 50. Champion est au début un petit orphelin adopté par sa grand-mère, Madame Souza, qui fait de son mieux pour dissiper son ennui mélancolique. L'achat d'un tricycle déclenche une passion pour la course à vélo; le garçonnet dodu devient un jeune homme efflanqué aux cuisses et aux mollets hypertrophiés. Il se hisse jusqu'au Tour de France, où il précède la voiture-balai, du haut de laquelle sa grand-mère lui prodigue des encouragements sous forme de coups de sifflet. Avec deux autres tocards, il est kidnappé par deux mystérieux hommes en noir et embarqué à destination des Etats-Unis; le bateau est suivi en pédalo par Madame Souza et le chien Bruno...
L'enquête aboutit à Belleville, mélange de New York et de Montréal. Grand-mère et chien sont hébergés par les Triplettes, vieilles dames excentriques ayant formé un trio de music-hall à succès des années 30. On découvrira que Champion et ses compagnons sont les victimes de la mafia française, symbolisée par un petit homme coiffé d'un béret, au nez rouge et bourgeonnant, grand amateur de picrate, et organisateur de paris sur des compétitions cyclistes d'un genre particulier...
Sylvain Chomet a choisi le trait de la caricature, rendant ouvertement hommage à Dubout (c'est dire qu'il faut avoir déjà quelques carats pour se souvenir de ce dessinateur épris de matrones plantureuses et de ""miquelets"" malingres). Le générique de début est en sépia et fait croire que la pellicule est rayée; suit le spectacle des Triplettes dans tout l'éclat de leur jeunesse et de leur gloire. On reconnaît Charles Trénet, Django Reinhardt, Fred Astaire (qui perd ses chaussures à claquettes, lesquelles se transforment en crocodiles qui le dévorent à moitié), Joséphine Baker (dont la ceinture de bananes est cueillie par des spectateurs en délire), Glenn Gould prostré devant son piano et ciselant le deuxième prélude du Clavecin bien tempéré. Puis l'on passe à la couleur, avec la bicoque de Madame Souza, cernée au fil des ans par un Paris tentaculaire; à chaque passage du métro aérien, le chien Bruno monte à l'étage pour aboyer contre les passagers, et la girouette représentant le facteur de JOUR DE FÊTE s'affole. A la télévision, avant le Tour de France, le général de Gaulle appelle les Français à encourager ""Poupou""; Champion feuillette un cahier dans lequel il a collé des photos des vedettes cyclistes de l'époque, Coppi, Koblet... et contemple avec mélancolie le portrait de ses parents disparus. Le chauffeur de la voiture-balai ressemble à Bernard Blier; dans la caravane du Tour, on remarque la camionnette du fromage en boîte ""La Walkyrie""...
Outre-Atlantique, les vieilles Triplettes, en bonnes Françaises, feuillettent les albums des aventures de Mabassine et se délectent de grenouilles ainsi que de têtards séchés qui, sautés en casserole, donnent un pop-corn insolite. Tous les Etats-Uniens sont obèses. Le chef mafieux français offre un numéro de dégustation vineuse digne de l'œnophile le plus averti. Dans leur numéro, les Triplettes s'accompagnent aux sons d'appareils ménagers divers (grille de frigo, aspirateur), allusion aux récentes productions de Stomp, mais aussi aux concerts farfelus de Gerald Hoffnung, qui proposait un quatuor pour aspirateurs et autre concerto pour tuyau d'arrosage...
Autant dire que ce que l'on peut qualifier de thriller burlesque fourmille de clins d'œil. C'est un hommage à Buster Keaton et à Jacques Tati. L'animation est excellente, la musique à l'avenant. Pour un premier long métrage, malgré quelques petites faiblesses, c'est une réussite, à laquelle Michel Robin a prêté sa voix.
Pour finir, un mot sur les producteurs, Les Armateurs. Ils ont à leur actif plusieurs films d'animation remarquables: KIRIKOU ET LA SORCIERE et PRINCES ET PRINCESSES, de Michel Ocelot; L'ENFANT QUI VOULAIT ÊTRE UN OURS, de Jannik Hastrup. D'autres productions sont sur le feu, que l'on peut se réjouir de voir, dont POURQUOI J'AI (PAS) MANGE MON PERE, d'après l'excellent best-seller de Roy Lewis."
Daniel Grivel