Visions du Réel : Atteindre le réel par la fiction

Le 27 avril 2022

La 53e édition du festival du film documentaire, Visions du Réel, éclaire, par sa sélection, la part de construction à l’origine de n’importe quelle image cinématographique. En effet, les liens de ce genre avec la fiction sont affirmés, notamment par la consécration de L’Îlot du réalisateur suisse Tizian Büchi. Retour sur une sélection de films découverts lors du festival qui s’est tenu du 7 au 17 avril à Nyon.


Mise en scène fictive: révéler le réel


Les familiers des transports publics lausannois auront la surprise de revoir, et peut-être pour les plus malchanceux de se réconcilier, avec l’un des contrôleurs de bus de la région, Daniel Nkubu, protagoniste génial de L’Îlot, lauréat du Grand Prix de la Compétition internationale. Il campe ici un vigile chargé de faire respecter l’interdiction de se baigner dans la Vuachère, rivière qui longe le quartier des Faverges. La raison de cette interdiction, et par conséquent de leur présence avec son acolyte Ammar Abdulkareem Khalaf, colocataire du cinéaste, demeurera bien mystérieuse.

Avec cette mise en scène fictive, assumée dès le début par l’esthétique féerique avec laquelle la forêt est sublimée, la vie de ce quartier est retenue avec finesse et humour. En effet, à partir de ce lieu, considéré comme un quartier chaud de la ville, différents discours prennent vie, les uns résultant d’une représentation dénaturée, les autres issus de parcours individuels, ceux de migrant.es principalement, des vigiles aux habitant.es du quartier. Le comique naît en partie de la confrontation de ces deux types de discours. Pour ne donner qu’un exemple, les enfants du quartier, que le cinéaste interroge, insistent sur la dangerosité du lieu, connue par ouï-dire, avant que l’un d’entre eux ne laisse échapper, malgré lui, le fait qu’il ne se passe pas grand-chose dans les environs. On verra aussi les «petites frappes» du quartier faire exploser des pétards en craignant la police, alors qu’il n’est pas encore 22 heures, et qui prendront soin de ramasser leurs détritus avant de décamper. La criminalité supposée et fictive du lieu sera ainsi déconstruite par l’aspect documentaire du film, qui donne une voix aux habitant.es du quartier et aux récits qui les caractérisent.

L’autofiction Far Away Eyes, présentée dans la section Burning Lights, du réalisateur taïwanais Wang Chun Hong, assume également son côté construit, bien que par un biais différent. Avec une mise en scène et des cadrages maîtrisés, le réalisateur se filme en plein désœuvrement, ce qui se révèle par une absence à soi et au monde. L’environnement et les individus se transforment ainsi en une série de formes et de lumières dans la nuit, sans consistance, tandis que le personnage doit faire face à une rupture amoureuse. Les discours politiques lors d’élection occupent abondamment l’image et la bande sonore sans qu’ils ne paraissent pourtant avoir un quelconque impact sur le protagoniste. Se dérobant au regard de la caméra, il erre, déambule dans une ville nocturne, magnifiquement filmée en noir et blanc.


Dyptique: représentations de la femme en dehors ou dans un système patriarcal


D’autres films interrogent de manière plus discrète le rapport du réel et de la fiction, comme c’est le cas par exemple d’Ardente.x.s qui porte en creux sur la fabrication de l’image pornographique. En Compétition nationale, ce premier long métrage du cinéaste Patrick Muroni accompagne un collectif féminin et queer à l’origine d’une boîte de production lausannoise de films pornographiques «dissidents et éthiques». Proposant des pratiques, une esthétique et des corps invisibles dans les pornos traditionnels et hétéronormés, ces films de la boîte de production OIL invitent à questionner notre représentation de la sexualité, de la même manière que les discours des protagonistes, centraux dans l’œuvre, explorent un rapport autre au désir. À travers ces derniers, ainsi que par l’intimité créée, exprimée par une proximité physique de la caméra avec les productrices, se dessine un entre soi communautaire, harmonieux et alternatif, quoiqu’il ne soit pas toujours évident de l’assumer auprès d’individus qui y sont extérieurs, comme les parents, les voisins ou même un patron. On se laisse dès lors envoûter par cette incursion immersive et la liberté de ses protagonistes, qui se refusent à être de simples spectatrices de leur propre vie.

Un contrechamp à ce mode d’existence féminin est offert avec Chaylla dans lequel on suit sur un temps long une femme, qui donne son nom au titre, enfermée dans une relation toxique, avec un mari alcoolique, violent aussi bien sur un plan physique que psychique. La caméra qui est au plus proche de Chaylla appréhende la situation à partir de son point de vue. Bien que les enfants constituent l’argument qu’elle avance pour justifier son pardon sans limite, il semblerait bien plus que ce soit sa certitude qu’elle ne peut mériter mieux qui conditionne sa passivité. Issue d’une famille au schéma relationnel similaire, appartenant à une couche socio-économique moyenne inférieure, aucun autre modèle ne se présente à elle. Le duo de cinéastes Clara Teper et Paul Pirritano parviennent à merveille à mettre en évidence les rouages qui sous-tendent cette dynamique et à capter la solitude de cette femme forte, qui garde sa souffrance au-dedans d’elle. Les plans de nuit, où elle fume silencieusement, sa manière de cacher à ses enfants cette tristesse sont d’une grande sensibilité et confère à cette œuvre sa délicatesse et sa beauté.


Sabrina Schwob