Visions du Réel 2021: témoignages désenchantés

Le 28 avril 2021

Par chance, la 52e édition du festival aura pu projeter une partie de sa sélection, 142 films au total, dans les salles de cinéma à Nyon. Édition hybride donc, avec comme invité d’honneur Emmanuel Carrère, présent pour une Masterclass, tandis que les cinéastes Tatiana Huezo et Pietro Marcello ont effectué les leurs en ligne. Plusieurs forums sur la situation du cinéma dans la situation actuelle ont également eu lieu.


Parmi ce programme varié, nous nous sommes promenés (virtuellement) et nous sommes arrêtés ici ou là, sans privilégier un format ou une catégorie, afin de prendre la température de cette sélection pleine d’idées et d’envies. La production cinématographique présentée cette année nous semble fondamentalement travaillée par une question simple: le cinéma doit-il informer? Insoluble dilemme. Il y a d’un côté la veine documentaire qui invite le spectateur à sortir de chez lui grâce au film, à découvrir ou à apprendre, et de l’autre côté un dégoût - parfois palpable, parfois dissimulé - pour ce qu’on appellerait proprement «l’informatio», incarnée par les médias traditionnels comme la télévision. Au premier pôle par exemple, l’urgence de la déforestation industrielle guide The Flame, film indonésien d'Arfan Sabran qui avertit son public d’une situation critique. Situé sur l’île de Bornéo, une forêt ancestrale est progressivement détruite par les cultures d’huile de palme; le film embrasse alors la lutte d’Iber Djamal, un autochtone militant. En peinant à dépasser le stade du «constat», le long métrage informe, certes, sans décoller jamais. Le très mignon Sheltered de Saskia Gubbels réussira mieux l’exercice instructif en exposant avec simplicité la vie des bénévoles qui recueillent des animaux. À l’autre pôle, loin des formats lisibles traditionnels, citons en archétype Le Ventre de la montagne, qui essaie à tout prix de ne pas être de l’information. Le film de Stephen Loye, basé sur le crash d’avion dans les Alpes en 2015, multiplie en effet les manières de ne pas s’assimiler à cette dernière. Monstration du dispositif, voix over énigmatique, refus de filmer les endroits centraux du drame, entretiens avec des locaux jamais montrés… et ce jusqu’à des plans dont on se serait bien passé comme celui de l’assiette de riz mangée par le réalisateur. On l’entend dire que c’est très bon. Cette assiette symbolise bien plus, c’est évident. C’est une contestation. Le cinéma ne doit pas être un vecteur d’informations comme un journal gratuit dans une caissette de gare. Entre ces deux pôles, entre The Flame et Le Ventre de la montagne, chaque film cherchera sa juste distance.


Le documentaire austro-helvétique The Bubble (Valerie Blankenbyl) opère un zoom sur une ville, The Villages, en apparence semblable à n’importe quelle banlieue résidentielle des États-Unis. Et pourtant, The Villages, en pleine expansion, est peuplé de 155’000 habitants… tous âgés de plus de 55 ans! Le documentaire insiste sur l’aliénation de leur mode de vie, favorisée par le fait qu’ils ont leur propre journal et radio, tandis que Fox News diffuse sa bêtise à chaque coin de rue. Une aliénation qui sert l’industrie des armes et les Républicains, en témoigne une séquence d’avant les élections de 2020 où sont affichés sur des banderoles des slogans pro-Trump. L’artificialité de cette société est dénoncée, notamment par des plans insistant sur le caractère identique des constructions et des activités (les centres de loisirs proposant leur programme et les golfs sont très nombreux), un étalonnage qui rappelle par moments la rue de Wisteria Lane dans Desperate Housewives et des barrières de circulation, que tout le monde peut ouvrir, pour feindre des délimitations à l’intérieur de cette zone territoriale. La symétrie des cadres et dans la composition des plans ainsi que l’aspect lisse de l’image contrastent avec la manière de filmer l’extérieur du lieu, où les habitations s’inscrivent dans un décor naturel et sauvage qui est menacé par l’expansion de The Villages. Si le documentaire ne manque pas d’intérêt, on regrette que certaines thématiques soient abordées superficiellement. La destruction de la nature par l’accroissement de zones urbaines n’est pas spécifique à ce lieu, l’adoration de Trump non plus et le choix des seniors de s’isoler interroge sur la société de laquelle ils souhaitent s’exclure. «There is no age because we are all the same»: une affirmation d’une des habitantes qui laisse songeur sur la représentation des retraités au-delà de cette bulle.


L’urbanisation est au cœur d’Edna, documentaire sur le témoignage d’une ancienne combattante dans l’état du Pará, en Amazonie, vivant à côté de la route transamazonienne, construite pendant la dictature militaire et favorisant l’élevage et la déforestation au nord du Brésil (le thème de la déforestation, décidément très présent cette année, est également central dans The Last Forest de Luiz Bolognesi). À l’image de cette route, objet de plusieurs travellings, les traces des violences militaires marquent le quotidien d’Edna, qui a lutté contre l’expropriation des paysans par des propriétaires terriens, soutenus par les militaires et la police. Des bribes de son carnet intime évoquent en voix over ce passé traumatisant, écho à la destruction de la nature, et confèrent un sens particulier à ce qui est donné à voir, faisant par exemple ressurgir la brutalité dans un simple geste, comme celui de battre son linge au moment de le rincer, par le récit simultané de viols commis par des militaires. Réalisé par Eryk Rocha, fils du célèbre cinéaste Glauber Rocha, le documentaire rappelle visuellement le Cinema Novo: image en noir et blanc contrasté - la couleur apparaîtra dans un second temps, celui tourné vers l’avenir - et surexposée (pour mettre en évidence les particularités climatiques de la région), et intérêt pour des populations rurales, laissées pour compte. Le morcellement des plans, la confusion visuelle entre l’animé et l’inanimé, l’homme et l’animal, la nature et la civilisation, ainsi que la confusion temporelle entre un passé donnant son sens au présent et un futur, espoir perpétuellement reconduit d’un ailleurs, confèrent à l’image un pouvoir symbolique et poétique.


The First 54 Years. An Abbreviated Manual For Military Occupation, du réalisateur israélien Avi Mograbi, revient, avec un découpage chronologique, sur l’occupation militaire de la Cisjordanie par Israël depuis 1967. Cruauté, injustice, instabilité sous-tendent les stratégies mises en place pour maintenir ce règne: tant d’horreurs commises à l’égard des civils qui laissent difficilement impassible qui que ce soit… sauf les bourreaux eux-mêmes! En effet, leur témoignage constitue la source principale de ce documentaire, bien qu’il s’entremêle avec des images d’archives, commentées par une voix over et des plans du réalisateur qui apportent un éclairage critique et explicatif sur les événements. Alors, au-delà des faits eux-mêmes c’est leur attitude qui choque: calme, indifférente, distante, parfois même amusée. Une banalisation du mal que confirme l’archive finale du film dans laquelle des militaires, hors champ, s’extasient devant la «beauté» d’une explosion. Même noirceur calme dans The City Of The Sun, court métrage qui suit un enfant embarqué dans une secte en Sibérie. Avec son film plastiquement magnifique, la réalisatrice Maria Semenova réussit à construire une ambiance pesante sans jamais user d’artifices trop évidents. Le témoignage permet, là aussi, d’éviter une explication trop frontale et de préserver l’émotion. La voix de l’enfant, tourmentée par la solitude et les dogmes religieux, contraste avec la blancheur immaculée des paysages enneigés.


Un autre moyen d’esquiver la noirceur des informations tragiques est de s’y refuser complètement. C’est l’approche que choisit le très plaisant The Communion Of My Cousin Andrea. En assumant l’humour et la gratuité des effets visuels, Brandán Cerviño réécrit la communion de la petite Andrea, par un ludique détournement des vidéos. La fillette participe au processus, comme une réalisatrice, et donne des indications de montage, derrière lesquelles transparaissent le décalage immense entre la cérémonie religieuse et la vision d’Andrea. Dans la vie d’une petite fille en 2021, smartphone et hostie doivent se côtoyer.


Ainsi, pas de recette miracle vis-à-vis de l’information, pas de modèle tout fait. Toujours un jeu de distance, entre trop en dire et pas assez. Le détour par le témoignage personnel et partial, plutôt que les explications factuelles trop autoritaires, semble un accès privilégié par les créations actuelles. Donner à des détails et des émotions une valeur informative. Ce processus est à l’œuvre dans le brillant Vedo rosso d’Adrian Paci: récit intimiste d’une femme victime de violences conjugales. L’originalité formelle tient au choix d’un constant monochrome rouge, opaque, avec quelques faisceaux lumineux semblant l’éclairer par moments, comme pour rendre compte de la sensation visuelle lorsque les yeux sont fermés au soleil. Tout le film n’est que ce rouge, ou presque. Seul un très gros plan d’un œil, au regard fuyant, apparaît à plusieurs reprises pendant de courtes secondes, incapable de soutenir l’adresse au spectateur. Avec une narration qui expose l’engrenage dans lequel elle se trouve, la difficulté de fuir, émerge une réflexion sur l’évitement, tant dans le récit (elle se retrouve incapable de dire) que dans l’image qui se refuse de montrer. La radicalité de la proposition fait plaisir à voir, non sans évoquer Guy Debord, ou Blue de Derek Jarman, et nous rappelle que le témoignage nécessaire d’une époque doit aussi trouver une forme qui lui rend hommage.


Les travers passés qui ressurgissent dans le présent ou qui ne cessent de croître, les urgences d’un avenir alarmant, les inquiétudes du monde actuel... cet aperçu du Festival Visions du Réel dresse des portraits bien noirs. Sans cesser toutefois d’interroger la manière de les représenter. Trouver une forme qui exprime les particularités et les contradictions de notre ère, sans se laisser aller à la simplification ou au sentimentalisme, semble la quête incessante des cinéastes.



[The Bubble et The First 54 Years. An Abbreviated Manual For Military Occupation concourent dans la Compétition internationale, tandis qu'Edna et Le Ventre de la Montagne sont inscrits dans la catégorie Burning Lights dédiée à des formats narratifs et formels originaux. The Last Forest et Sheltered sont sélectionnés en catégorie Grand Angle, The Flame dans la catégorie non compétitive Latitude. Tous les courts mentionnés concourent quant à eux dans la Compétition internationale de moyens et courts métrages.]



Christophe Pithon et Sabrina Schwob