L'édito de Thibaut Vaillancourt - Un monde sur le fil – après Fassbinder

Le 21 août 2024

On peine parfois à se souvenir – devant les étalages rances et insouciants d’hédonisme bourgeois, reflétant dans ses sélections les partages coloniaux, sexistes et classistes du globe tout en jouissant du frisson facile de la révolte ostentatoire – qu’à la fin des années 1930, le Festival de Cannes se présentait comme anti-fasciste, réaction dudit «monde libre» aux outrages d’une Mostra de Venise inaugurée en 1938 par Joseph Goebbels. À la fin des années 1930 encore, c’est Walter Benjamin qui réfléchissant au cinéma pose un partage entre esthétisation de la politique, et politisation de l’art. Tout, alors et maintenant, est esthétique et politique. Capter l’attention, s’offrir un storytelling et une légitimité, produire et imiter des comportements, c’est dans le conflit des interprétations, des affects et des raisons, que ça se passe. D’où les nuances souhaitables parmi les biais d’industries culturelles qui, en participant du problème, exploitent la mise en scène de sa résolution et rentabilisent la bonne conscience . Lorsque les frères Taviani nous disent que César doit mourir (2012), ils rejoignent Pacôme Thiellement arguant que l’empire n’a jamais pris fin. Empire qui est aussi celui d’un monde culturel gorgé de conglomérats et d’entre-soi, victoire de la médiocrité spectaculaire et de sa réussite suffisante, persuadée de son talent quand c’est le népotisme qui la meut dans des bals d’inconséquence.

Pour éviter un procès facile et complice, il en irait d’une consommation avertie. Si toute œuvre valable résiste par sa simple existence, à la bêtise et à la lâcheté en premier lieu, gageons que le courage de proposer des alternatives aux récits dominants les plus crasses, vaut de nombreuses prétentions finalement égotiques. Il y a de fait un luxe et un privilège à avoir l’espace et le temps de penser. Et ce confort, comme tout nous le montre, soit nourrit le monde par sa propre remise en question, soit l’exploite et en accentue les affres dans de vaines, veules et creuses tentatives d’auto-légitimation. Il y a plus grand plaisir que celui de la critique consommée ou consommable si distrayante soit-elle – c’est celui d’être à la hauteur d’une affection. Être capable de recevoir ce que nous montre Sylvain George dans sa trilogie présentée depuis 2022 à Locarno, Nuit obscure, compte comme de savoir mourir avec Mona (Sandrine Bonnaire) dans Sans toi ni loi (1985) d’Agnès Varda, ou renaître avec Orlando, de Virginia Woolf à Paul B. Preciado. Lorsque Nietzsche rêvait de voir flamber les merveilles du Louvre, c’était pour mieux évaluer les sentiments qui les entourent.