Trois chefs-d’œuvre à découvrir ou redécouvrir

Le 26 janvier 2022

De nombreuses pépites oubliées peuvent être revues grâce à Martin Scorsese, fondateur du World Cinema Project, qui permet leurs restauration et numérisation. Et trigon-film - nous leur en sommes reconnaissants - sort un premier coffret dans une série éponyme1. Ainsi trois mondes s’ouvrent en provenance du Brésil avec Limite, du Sénégal avec La Noire de… et Borom Sarret, et de l’Inde avec La Rivière Titash (Titash ekti nadir naam).


Mário Peixoto n’a réalisé qu’un seul film, Limite (1931), longtemps considéré comme un mythe, presque introuvable. Cette œuvre, qui multiplie les analogies et les oppositions, confronte trois personnages malmenés par l’existence. Deux femmes et un homme se retrouvent et évoquent leur passé sur une embarcation à la dérive, en pleine mer. On est pourtant loin de Huis clos, car le réalisateur brésilien, âgé alors de 22 ans, est ici un poète qui ne veut rien prouver ou démontrer, ni même analyser ou disséquer. Son désir est de faire sentir, par la beauté des images en noir et blanc qu’il livre, le drame qui se joue. Et c’est certainement cela qui inscrit le film dans une longévité que peu d’œuvres connaissent, car trop liées à un contexte social ou politique.


À l’inverse, La Noire de… (1966), réalisé par Sembène Ousmane, est à voir et revoir en raison de son impact sur le public occidental. Une jeune femme suit ses employeurs français lors de leur retour au pays, pour soi-disant s’occuper de leurs enfants. Mais elle déchante bien vite lorsqu’elle se voit réduite à n’être qu’une bonne, privée de son identité et de toute dignité. Certes, nous ne sommes plus en 1966 (où le film a obtenu le Prix Jean Vigo), il y a eu la décolonisation. Mais le regard sur l’Afrique reste problématique, car les critères esthétiques ou politiques répondent encore souvent aux attentes de la critique occidentale. Aussi la force du réalisateur sénégalais (1923-2007) est de révéler, au cœur du drame qu’il expose, une beauté extérieure et intérieure là où on ne l’attend pas. Terrible, culpabilisant, dérangeant, le film - complété dans le coffret par le court métrage Borom Sarret (1963), mettant en scène une tranche de vie d’un charretier dans les rues de Dakar - bouscule encore et empêche d’oublier. La Noire de…, qui fut l’un des premiers films africains à être largement vus et diffusés, annonçait que le septième art allait magnifiquement s’enrichir de ce continent.


S’y ajoute dans ce coffret le film de Ritwik Ghatak (1925-1976), qui fit du journalisme et du théâtre (jusqu’à traduire Berthold Brecht en bengali), un auteur lui aussi amoureux de son peuple, dont il exprime la lutte pour sa survie. Cette Rivière Titash (1973) est celle qui unit et sépare les hommes et qui, avec son flux et reflux, ses inondations et ses sécheresses, rythme la vie. Bruno Jaeggi, le fondateur de trigon-film qui s’était engagé il y a une trentaine d’années à restaurer les œuvres du réalisateur indien, souligne que «le film est composé d’images en noir et blanc, qui, tels les accords d’une symphonie, se succèdent et semblent condensées à partir d’un bout d’éternité. L’horizon est dissolu, le fleuve se confond avec la mer, l’espace est infini. Ce qui compte, c’est le temps.»


Trois véritables créateurs déploient ainsi leur univers, avec un amour palpable pour l’humain. Sans juger, ils conduisent à s’interroger sur les (dés)espoirs, les douleurs et les amours… En ce sens, s’ils partagent l’opinion du réalisateur argentin Eliseo Subiela pour lequel «il n’existe que deux sortes de cinéma, un susceptible d’endormir les consciences et un autre qui peut les réveiller», à n’en pas douter, celui de Peixoto, Ousmane et Ghatak réveille. Pour notre plus grande joie.


Serge Molla



1 Martin Scorsese - World Cinema Project 1, trigon-film, 2021.