L'édito de Émilie Fradella - Tristesse? Fatigue.

Le 12 juin 2025

Bien qu’il ait aussi bien servi le divertissement dans toute son indécence que la cause politique, le cinéma reste tiraillé de toutes parts - comme une couette trop petite sur un lit trop grand. Il couvre mal, découvre trop. Tantôt récupéré par la droite pour attiser la haine, tantôt par la gauche pour soigner la pensée, il vacille. On débattra pour ou contre telle image. Puis on l’oubliera, remplacée par une autre. Jusqu’à ne plus savoir quoi faire de cette mémoire. Le cinéma, de son côté, encaisse. Il prend tout ce qu’on lui donne, ou ce qu’on préférait pourtant garder sous le tapis. Il digère nos emballements, nos procès publics, nos indignations passagères. On voudrait qu’il s’aligne. Qu’il coche les cases. Mais à force d’exiger qu’il confirme ce que l’on pense déjà, il continue, lui, à dialoguer avec nos systèmes. Ceux qui se coupent, se rayent, se remettent à zéro influençant le langage qui s’abîme dans la foulée. Trié, mesuré, formaté, il laisse derrière lui un silence saturé, un trop-plein qui brouille tout, jusqu’à faire disparaître ce qui s’entendait encore. Le film, lui, ne sauve rien. Mais il insiste - souvent contre les vents dominants. Il garde ce qu’on tente d’évacuer, de stigmatiser, de déprogrammer. Il nomme ce qu’on voudrait taire. À travers les films de ce mois-ci, nos rédacteurs rappellent l’importance de ces histoires qui font rempart aux images contemporaines. Des images devenues gestion, marchandise, preuve - au bas mot, distraction. 

En première ligne, de Petra Volpe, suit le pas pressé d’une infirmière sans repos, dans une journée d’hôpital sans ellipse. On y croise l’épuisement des corps, la colère rentrée, le don sans contrepartie. L’humain ne s’y affiche pas. Il transpire. Il se tient dans ce qui ne lâche pas - même sans témoin, dans des services de santé broyés par la logique budgétaire. Dans Harvest, la vision d’Athiná-Rachél Tsangári s’ouvre à un monde rural encore habité par des gestes collectifs, un rythme organique, une nature souveraine. Mais les équilibres basculent. Le lien devient surface mesurable. Le paysage, autrefois partagé, s’étire sous le regard d’une rationalité extérieure. Harvest capte ce moment fragile où un territoire cesse d’être vécu pour devenir exploité, en esquissant le portrait d’un monde qui s’effondre, quand le rendement remplace l’habitat. Avec One to One: John & Yoko, Kevin Macdonald et Sam Rice-Edwards ouvrent une faille dans la saturation des images. L’archive capte une époque en ébullition, où les écrans deviennent à la fois armes et refuges. Lennon et Ono n’y sont pas expliqués: ils traversent le bruit médiatique, s’y engagent, s’y perdent parfois avec conviction. Le documentaire ne cherche pas à éclaircir leur image, mais à restituer leur tentative - celle d’investir la machine du spectacle pour y faire passer un souffle, qui s’entend encore aujourd’hui. Diaries from Lebanon de Myriam El Hajj ne raconte pas les catastrophes du Liban, mais s’investit avec ceux qui vivent autour. Ce qui demeure: des gestes, des récits brisés, des formes de soin sur un territoire ravagé par les crises successives. 

Dans nos espaces saturés, où les images s’annulent à force de s’enchaîner, où le langage se délite sous l’effet de sa propre instrumentalisation, ce qui résiste ne nous paraît plus spectaculaire. Mais peut-être que l’insistance des regards, la lenteur des adresses, peuvent encore réfléchir ces images qui défilent plus vite qu’elles ne s’impriment. Dans un présent où les mots font écran plus que lien, la tristesse et la fatigue ne sont plus mélancoliques: elles sont devenues les signes d’une époque - et peut-être les dernières formes d’une parole qui résiste.

Émilie Fradella