L'édito de Anthony Bekirov - Summer body et crimes du futur

Le 06 juillet 2022

Pour notre dernier numéro avant la pause estivale, comment ne pas parler du summer body: cette plastique de marbre grec à arborer sur la plage comme preuve de ses efforts à la salle de fitness. Injonction ridicule s’il en est, moquée à juste titre par les promoteurs de la body positivity: «Pour avoir un summer body, 1) attendez l’été, 2) ayez un corps», peut-on lire avec humour sur les réseaux sociaux, appréciable déconstruction des canons irréalistes de beauté. Toutefois, la manière dont l’expression «ayez un corps» est juxtaposée à l’arrivée de l’été comme une évidence irréfutable mérite attention, car cela n’est peut-être pas si évident d’avoir un corps.

C’est là tout le sujet du dernier Cronenberg, Les Crimes du futur. Dans cette vision anxieuse de l’avenir, l’humain y est présenté comme totalement dissocié de son environnement: il a certes guéri toutes les maladies et aboli la douleur, mais ce faisant, il s’est aliéné son propre corps. Le corps ne ressent plus, aussi le mutile-t-on à qui mieux mieux, lui greffe-t-on des lambeaux disparates, lui refuse-t-on ses fonctions biologiques de base: des machines maladroites aident désormais à accomplir des tâches aussi banales que se nourrir. Puisque les conséquences liées à la pollution du monde par le plastique ne risquent plus d’engendrer ni maladies ni souffrances, l’humain de Cronenberg ne se soucie pas de l’écologie, qu’importe que disparaissent tôt ou tard les ressources naturelles: la quête du plaisir prime. Mais comment peut-il y avoir de plaisir sans douleur? Dans «Les Crimes…» le bourgeois du futur croit vainement pouvoir retrouver une extase similaire à celle de la sexualité désuète des temps passés; son orgasme est conceptuel, artificiel, totalement déconnecté de son système nerveux. Il est un amalgame d’organes sans corps - pire, un cerveau apathique.

Des poches de résistance à travers le globe s’organisent néanmoins. Ces révolutionnaires ont bricolé leurs intestins pour digérer les matières plastiques. Ils cuisinent les déchets synthétiques sous forme de barres pourpres qui ressemblent à s’y méprendre à du chocolat, mais sont mortelles pour un humain au système digestif «classique». Ils veulent s’adapter à, et faire un avec la nouvelle Nature, non plus vert prairie et bleu marine mais gris PVC. Cette lubie transhumaniste se traduit par leur rêve de faire naître un enfant qui pourrait naturellement digérer les polystyrènes: en pratiquant de force leur dangereuse chirurgie sur autrui et en diffusant subrepticement leurs barres toxiques en public, ces dissidents espèrent épurer la race humaine pour laisser place à une espèce inédite. Mais dans leur délire évolutif, n’oublieraient-ils pas de recouvrer leur corps? À l’idéalisme pur répond un matérialisme radical où le corps devient une somme de rouages hétéroclites qui ne communiquent guère ensemble. Si le néo-bourgeois vit dans l’hors-champ du panoramique, l’homo plasticus s’oublie dans le détail du gros plan.

Rarement le corps aura été l’objet d’autant de surveillance et de discours qu’aujourd’hui. La médecine a décomposé notre anatomie jusqu’à ses plus infimes unités et une gamme interminable de poudres, de gélules, de compléments alimentaires est à notre disposition pour parfaire chaque fonction de notre organisme. Parallèlement, on déconstruit ses symboles, ses valeurs, ses déterminations biologiques: le corps n’a plus d’identité, de genre, de sexe. Il est devenu une abstraction mentale malléable à la guise de chacun, qu’il est dangereux de désirer car le désir renvoie à la réalité protéiforme et inquiétante de la chair. Et pourtant, l’ambition de l’un et l’autre penchant à faire progresser le corps vers de nouvelles performances et de nouvelles subjectivités reste vaine, car le corps humain, lui, refuse encore de muter.

Les chantres du summer body, qu’ils soient à soulever des altères ou non, ne sont donc pas si éloignés de l’idéal transhumaniste. Et le génie de Cronenberg est de nous faire croire que son dernier film parle au futur.