L'édito de Anthony Bekirov - Skazka d’Alexander Sokurov

Le 17 mai 2023

Vu lors du dernier Festival de Locarno en 2022, Skazka d’Alexander Sokurov était sans aucune hésitation le film le plus marquant et le plus important du festival. À l’occasion de sa sortie en salles françaises (je doute qu’il ne sorte jamais en Suisse mais nous pouvons espérer), j’en profite donc pour en parler. Car s’il est si important, c’est qu’il met à profit la technologie du deepfake, qui demande à des ordinateurs de générer du mouvement à partir de photographies. Et à l’heure où le terme « intelligence artificielle » est sur toutes les lèvres, le film de Sokurov s’impose comme un laboratoire nécessaire à la réflexion.

Jusqu’à présent, le cinéma d’animation connaissait deux grandes techniques, que nous pourrions qualifier d’analogique et de digital. L’animation analogique requiert l’artisanat souvent manuel du cinéaste, que ce soit par le dessin sur papier ou tablette numérique, la peinture, le sable, les tableaux d’épingles, etc. Il s’agit dans tous les cas de donner l’illusion d’un mouvement. Tandis que son penchant digital – qualifié parfois « de synthèse » – laisse à la machine le soin de produire le mouvement sur un programme au travers d’algorithmes. Nous avons déjà un mouvement animé avant même que l’image ne soit « sur pellicule ». Il est courant aujourd’hui que ces deux techniques s’entremêlent de manière indiscernable.

Mais depuis quelques années, une nouvelle technique est apparue, celle dite du deepfake. Le deepfake demande à une machine au travers également d’algorithmes d’animer une image préexistante. Cela peut être remplacer un visage d’un acteur par un autre, ou carrément donner du mouvement à une photographie. Et il se trouve que le film de Sokurov est construit entièrement autour de deepfakes. Et pas n’importe lesquels ! Sokurov décide d’animer des images d’archives des plus célèbres tyrans du 20ème siècle – Hitler, Mussolini, Staline et Churchill – qui errent dans le purgatoire devant les Portes du Paradis en attendant de pouvoir un jour y entrer. Et ils sont 4 ou 5 Hitler, Mussolini, Staline ou Churchill à discuter de banalités, s’échanger des insultes, se remémorer leur vie passée.

Alors certes, le résultat final est comique. Mais une fois passée le comique du procédé, l’on se rend vite compte que Sokurov aborde à la fois la question fort peu drôle de la résurgence du fascisme dans l’Europe contemporaine, non plus à travers la figure du despote mais à travers la manipulation des images. Le despote s’est démultiplié toute comme l’information qui circule s’est décuplée et se décline sous des formes toujours plus problématiques : le deepfake met en évidence la difficulté croissante à séparer le vrai du faux. Tout comme si les images avait pris vie et ne dépendaient désormais plus de leur créateur. Les dictatures du passé étant devenues des memes, elles se sont éparpillées au travers des myriades d’écrans et plus que jamais le spectateur participe à la propagation d’un autoritarisme du sens. Parce que Skazka mélange génialement technique nouvelle et critique des médias, il apparaît comme une œuvre vitale à l’histoire du cinéma.