Rétrospective Petra Costa - Nyon 2020

Le 14 mai 2020

Petra Costa, du théâtre de l'intime au politique
Nominée aux Oscars pour son dernier documentaire (La Démocratie en danger), diffusé également sur Netflix, la cinéaste brésilienne Petra Costa acquiert une certaine visibilité, déjà initiée par sa présence dans plusieurs festivals (d’Amérique latine, comme à Locarno ou Amsterdam). Mais c’est à Visions du Réel qu’une rétrospective lui a été pour la première fois consacrée. En plus d’un libre accès à ses réalisations, à l’exception de la dernière (Yeux de ressac, Elena, Olmo et la mouette), deux de ses productions étaient également disponibles (Babenco: Tell Me When I Die et Ecstasy). Dans Babenco, les derniers instants de la vie du réalisateur brésilien Héctor Babenco (Pixote, la loi du plus faible, Le Baiser de la femme araignée, Carandiru) sont retenus par sa femme, Bárbara Paz, et entremêlés à des séquences de ses films. Ainsi se dessine, à l’aide des mouvements de caméra et d’un récit fracturé, une cartographie de l’esprit d’un homme proche de la mort. Ces deux réalisations - la seconde, basée sur la vie de la cinéaste Moara Passoni, aborde les souffrances d’une jeune anorexique - s’inscrivent de manière cohérente dans la filmographie de Petra Costa, notamment par l’importance accordée à l’intime dans l’exploration de la condition humaine.

En effet, l’intime apparaît comme fondamental dans ses documentaires. Tout comme le théâtre, qui se décline sous plusieurs formes. Il y a d’abord celui qui se joue dans l’espace du souvenir de ses grands-parents, dans Yeux de ressac (Undertow Eyes, 2009), son premier court métrage, à l’origine d’une trilogie, avec Elena et La Démocratie en danger, sur son histoire familiale, retracée à partir d’archives et toujours confrontée au présent. Dans ce dernier film, l’enjeu politique devient primordial, le privé permettant surtout d’expliquer d’où parle la réalisatrice. Les archives familiales sont de ce fait relayées au second plan par les archives télévisuelles.

Filmé en 16 mm, Yeux de ressac, au grain épais, à la couleur délavée, donne à l’histoire d’un couple, ses grands-parents, encore amoureux après des années de mariage une allure indéfinie, vaporeuse. Loin de rejeter l’aspect charnel de ce sentiment, le film, dès ses premiers instants, montre par des gros plans de détails sur les peaux, leurs caresses qui en épousent le morcellement. Pour rendre ce geste sensible, d’un présent émergeant d'un passé commun, une séquence juxtapose merveilleusement ces deux temporalités: en même temps que les protagonistes évoquent leur rencontre, on les voit tels qu’ils sont maintenant, dans un décor d’autrefois, entourés de ballons, de camarades d’école leur tournant autour, tandis qu’un filtre sur l’image restitue le flou du souvenir, recréé par la mémoire, et le cinéma.

 Elena (2012), son premier long métrage, cherche à faire ressurgir le fantôme de sa sœur, que le théâtre, qui la faisait vivre, a aussi tuée l’empêchant de trouver un sens plus profond derrière le jeu des apparences. Comme dans Yeux de ressac, quoique de manière plus linéaire, les images d’archives et cassettes audio se joignent au présent, donnant du relief au vide laissé par la défunte. La voix over de la cinéaste, ses considérations percutantes sur le deuil et le passé ravivé emportent le spectateur dans une valse mélancolique et subjective qui embrume une réalité crue. La mort est annoncée par une autopsie, que des plans silencieux parcourent, révélant les faits dans ce qu’ils ont d’irréversible et de dépersonnalisé. Un monde matériel, qu’il s’agit d’adoucir par la représentation.

Dans Olmo et la mouette (Olmo And The Seagull, 2015), le théâtre est sur la scène aussi bien que dans le privé. Seul film de la réalisatrice dont les archives ne constituent pas la matière même du récit, il s’apparente, d’un point de vue de la forme, à une fiction, avec un montage classique et un recours aux champs/contrechamps. Pourtant, si la cinéaste laisse d’abord le spectateur en position de voyeur, elle finit par casser le quatrième mur. Avant ça, les tensions entre Olivia (Olivia Corsini) et Serge (Serge Nicolaï), couple dans la vie comme sur les planches (ils répètent La Mouette de Tchekov) restaient latentes. Alors que la grossesse conduit cette dernière à une carcéralité domestique, l’obligeant à mettre entre parenthèse sa carrière, leurs interactions se font plus difficiles et le gouffre qui les sépare s’élargit. Lui tourné vers l’extérieur, elle isolée. Dans une séquence, la tension dramatique est telle qu’elle en devient caricaturale par les positions sans nuances qu’ils campent - accentuées par l’enfermement dans le cadre, l’absence de regard. C’est à ce moment que la scène est interrompue par la voix de la réalisatrice hors champ, avant d’être rejouée immédiatement et de manière burlesque, pour ainsi révéler la part de choix dans l'expression de leur souffrance. Cette séquence illustre le projet même du film, qui se situe au croisement de la fiction et du documentaire, et qui suit la vie de ce couple sans pour autant prétendre saisir les événements sur le vif.

De ce cinéma de l’intime, où rien ne semble pouvoir exister sans une profondeur qui laisse émerger à sa surface un maintenant, se détachent les paroles de la réalisatrice adressées à sa sœur dans Elena et qui résument magnifiquement le fondement de ses films: «Toi, tu es ma mémoire inconsolable, et c’est de là que naît toute chose et danse».

Sabrina Schwob