Retour sur Visions du Réel 2019

Le 02 mai 2019



Prenons un mot, tournons autour. L’édition 2019 du Festival nyonnais Visions du Réel laisse quelques éclats éparpillés, comme un miroir brisé sur le bitume, dont l’apparente disparité dresse cependant un portrait du cinéma actuel. Aujourd’hui, les réalisateur(trice)s parlent un langage bazinien (en référence au critique et théoricien français André Bazin, cofondateur des Cahiers du cinéma) : le cinéma est un art impur. Hybridation, ce sera le mot. Celui qui depuis quelques années s’installe confortablement dans les productions cinématographiques. Hybridation, c’est-à-dire images à l’iphone et travelling sur rails, entretiens documentaires et récits fictionnels, photographies de presse et créations digitales, etc. Tout éclater grâce à l’alternance des formes. Tout éclater, non par rébellion primitive, mais par nécessité d’expression. Le cinéma trouve sa voie dans la mixité. Les frontières se fissurent, le monde semble à construire.
     
Si la récente présidence d’Emilie Bujès tisse, évidemment, des liens entre le cinéma et l’art contemporain, ce ne sont pas tant les films «à dispositif» (dont les musées et galeries raffolent) qui ont marqué l’édition de 2019, mais bien ceux qui, dans leurs images comme dans leur sujet, présentaient un monde en mutation, une époque charnière. Qu’on prenne pour témoin le prix (catégorie Burning Lights) décerné à The House : une œuvre émouvante de Mali Arun sur une bâtisse abandonnée du XVIIe siècle qui retrouve la vie grâce à quelques hédonistes marginaux. Reconstruire autant le bâtiment que ses habitants, par l’art, par la communauté, par l’acceptation d’un passé douloureux. L’émotion et la diversité des scènes pardonnent une abondance malvenue de musiques et un manque de profondeur dans le récit.

L’hybridation, disions-nous en amorce. Elle passe principalement par le refus des catégorisations inflexibles. Appréhender le réel ne signifie plus nécessairement ce cinéma direct en vogue dans les années 60; aujourd’hui, le documentaire transite fréquemment par la fiction, que ce soit une mise en scène naturaliste de la réalité (comme chez Lucien Monot, jeune réalisateur vaudois qui signe avec Le Pays une œuvre simple mais touchante) ou, plus radicalement, une narration fictionnelle comme dans The Wind, un film polonais sur un vent destructeur, qui s’auto-qualifie de «Documentary Thriller». Dans ce dernier cas, la tentative d’hybridation échoue. Elle frise même le scandale déontologique, puisque ce thriller au sound design hollywoodien traite, en partie, des suicides engendrés par les tempêtes trop violentes. L’hybridation interdite: aux images léchées et aux musiques menaçantes ne peuvent se joindre de véritables témoignages de personnes suicidaires…

C’est que l’hybridation n’est pas un ingrédient magique qui enjolive tout ce qu’il touche. Lorsque Ezequiel Yanco suit des jeunes garçons argentins traquant un puma dans La Vida en comùn, il dramatise la réalité pour aider le spectateur à entrer dans le récit, mais la ruse se retourne contre lui et l’aspect documentaire de son film s’estompe derrière une intrigue trop bien ficelée. L’architecture devient décor - et les gens se muent en personnages. Dans une veine plus formelle, In The Name Of Scheherazade, de Narges Kalhor, fait figure archétypique du métissage: s’y côtoient animations, fictions, entretiens documentaires, film dans le film, parodie, drame social et politique, ainsi que l’ambition de faire une comédie avec tout ça. L’exercice plastique est réussi, une floraison luxuriante se dégage des plans colorés et du rythme soutenu, toutefois le film peine à dépasser le divertissement.

Il convient par conséquent de comprendre les motivations de cette tendance d’hybridation: un mélange plastique, comme un bon coup de pied au rugby, est ce qui transforme l’essai. On s’éloigne du simple reportage télévisuel par contamination: on tente grâce à la pluralité des formes de restituer le réel et sa complexité, tout en travaillant le cinéma. Pour faire une œuvre, vive l’impureté! C’est une direction fertile empruntée depuis plusieurs décennies. La plupart des cinéastes présents cette année l’ont bien compris. Ils refusent la restriction. Réponse radicale et musclée à notre époque d’excès de réalité, c’est-à-dire d’images qui se pensent toutes seules. D’images qui s’imposent comme «preuves». Rien de tel à Visions du Réel, où tout se nuance et où les angles d’approche se multiplient. Si le geste est général, sa maîtrise est cependant moins partagée. L’hybridation reste, au final, un outil. Un outil éloquent, témoignant d’une époque et de ses moyens de production, mais dont l’efficacité varie, comme tout outil, selon son utilisateur.

Le sommet du festival aura été Heimat Is A Space In Time - le long métrage de Thomas Heise, très justement primé. Traversée épistolaire du XXe siècle avec pour seule voix celle du réalisateur allemand, ce film fleuve (qui montre peu d’êtres humains pendant ses 3 h 40) s’érige en chef-d’œuvre où fusionnent émotions, cinéma et histoire mondiale. En lisant ses lettres familiales, Heise use de la petite histoire pour parler de la grande. Prouesse formelle, la métaphore embrasse la subtilité; lorsque Heise fait défiler une liste de noms, ceux des déportés, la séquence est longue. Elle dure 24 minutes. Il n’en fallait pas moins. Trouver des solutions formelles à une réalité qui sans cesse nous échappe - l’ambition du cinéma.

Christophe Pithon