L'édito de Kim Figuerola - Regards féminins au cinéma

Le 05 juin 2024

La 77e édition du Festival de Cannes, sous la présidence de Greta Gerwig, vient de s’achever. Une Compétition internationale prestigieuse qui, dès sa naissance en 1946, a cependant participé à reléguer le cinéma des femmes cinéastes à une culture «souterraine et invisible». Une «contre-culture» qui, en se libérant peu à peu des oppressions du patriarcat, a brillé d’une première lueur quarante-sept ans après: celle de la Palme d’or enfin attribuée à une réalisatrice. Bien que ce prix ait également été décerné à Chen Kaige avec Adieu ma concubine, 1993 fut de ce fait l’année du regard féminin, et celui en particulier de Jane Campion avec La Leçon de piano.

Iris Brey propose, dans son ouvrage Le Regard féminin, une révolution à l’écran (2020), le concept du «female gaze», non pas comme expression-miroir au «male gaze» théorisé par Laura Mulvey en 1975, mais comme une nouvelle manière de percevoir les images et de multiplier les imaginaires. Objectivation du corps ou émancipation de domination de celui-ci au sein et en dehors du film, la question du pouvoir patriarcal est fondamentale. Un rapport de pouvoir dans l’histoire et l’industrie du cinéma, lors du tournage ou dans la relation aux œuvres. Pourtant, cet autre «régime d’images» ne s’oppose en aucun cas au cinéma dominant du regard masculin, mais, tout en annihilant le corps-objet, il se place en tant qu’expérience commune et égalitaire entre le corps fictionnel et le corps spectatoriel. Pour Brey, La Leçon de piano, paradigme du regard féminin, convoque une «esthétique du désir» qui nous fait indubitablement ressentir l’expérience sensorielle d’un corps de femme. À travers «un langage non verbal», la musique de Michael Nyman (compositeur privilégié de Peter Greenaway), Campion nous amène à adhérer au ressenti d’Ada (superbe Holly Hunter), à travers son corps et le corps de son piano. Deux corps malmenés sur fond de paysages néo-zélandais aux couleurs sombres et inquiétantes, propres au romantisme gothique des Hauts de Hurlevent d’Émily Brontë. Les vagues houleuses de la mer et les branches tortueuses des arbres ne sont que le reflet des tourments qui hantent la psyché de cette héroïne muette. Violenté par son mari Stewart (Sam Neill), colon anglais nourri par une avidité capitaliste, son corps est au centre du désir masculin. Il n’est dès lors pas surprenant que ce soit par la figure énigmatique de Baines (Harvey Keitel), ni Blanc ni Maori, qui, séduit par les notes du piano (métaphore de la civilisation), éveille son corps au vrai plaisir, à sa véritable «matérialité». Il cesse d’être un corps-objet. Le corps, lieu discursif qui matérialise les stigmatisations et les enjeux sociétaux, est un vecteur perceptif qui transporte la vision du dedans au dehors et qui lie l’être à son environnement. Le corps d’Ada est ainsi solidaire du corps de toutes les femmes.