Reflets des Journées de Soleure 2023

Le 08 février 2023

Après une édition un peu particulière l’année dernière où la décision que les films seraient projetés dans les salles, et pas seulement disponibles en ligne, avait été communiquée tardivement en raison du contexte pandémique, il était plaisant de voir à nouveau vivre le si charmant centre piétonnier de Soleure au rythme des projections et des allées et venues des festivaliers. L’affluence a d’ailleurs dépassé les espérances des organisateurs pour atteindre 55’000, c’est dire si les spectateurs sont venus en nombre malgré le froid, et la bise parfois glaciale.


C’était aussi la première édition du nouveau directeur de l’événement: Niccolò Castelli - diplômé des Beaux-Arts de Zurich (ZHdK) en cinéma (2008) et réalisateur d’Atlas (2021). Elles ont notamment connu comme nouveauté la première série de tables rondes «Fare Cinema» où plusieurs réalisateur.rice.s étaient réuni.e.s pour discuter autour d’une thématique, par exemple «les utopies au cinéma» ou encore «L’intimité devant la caméra». Ces riches échanges matinaux ont su trouver leur public.


Si les prix suisses du cinéma ont connu leurs nominations, et seront remis en mars par l’académie, les lauréats des trois autres catégories: Prix de Soleure, Opera Prima et Prix du Public ont été désignés mercredi 25 janvier. Ont été récompensés: la réalisatrice canado-suisse Sophie Jarvis pour Until Branches Bend, Carmen Jaquier pour Foudre, et Dani Heusser pour Amine - Held auf Bewährung.



Drii Winter (A Piece Of Sky)


Présenté à la Berlinale l’année dernière aux côtés du captivant Unrueh, et récompensé par un Prix spécial du Jury, ce drame familial en dialecte prend place au cœur des Alpes et se joue en plusieurs actes sur fond de musiques traditionnelles. Un film puissant et maîtrisé sur toute sa longueur, où le silence et la contemplation occupent une place de choix.


Le récit qui prend son temps pour dépeindre avec subtilité de quelle manière le lien se noue entre ces deux jeunes gens de la vallée qui s’aiment, se marient et fondent une famille. Puis vient la maladie, et l’impossibilité presque physique de prendre ses distances avec cet homme malgré des agissements impardonnables.


Des scènes fortes, un jeu d’acteur.rice.s - d’ailleurs amateur.rice.s - tout en justesse et en finesse. Une mise en scène et une construction des personnages soignée, attentive et intelligente portent le film qui parvient à émouvoir, sans jamais verser dans le pathos. Il y a quelque chose de très atmosphérique et de puissant, mais aussi de sobre et très contenu dans ce drame qui le rend beau, sublime même. Et ces montagnes toujours présentes et qui paraissent parfois si grises et presque menaçantes, ou alternativement gigantesques et majestueuses.



Vous n’êtes pas Ivan Gallatin


Un locataire pas très régulier dans le paiement de ses loyers voit le propriétaire débarquer dans son appartement. Que fait-il alors? Il lui donne un réveil. Voilà le point de départ absurde et rocambolesque de ce thriller surréaliste tourné à Genève avec un budget limité, et en partie dans un minuscule appartement.


La photographie soignée en noir blanc, simple, propre et efficace et une manière intéressante de filmer l’architecture de la Cité de Calvin sont à saluer. Quant au scénario bien ficelé, il a le mérite de donner autant à rire qu’à réfléchir. La problématique de notre rapport au temps, après lequel nous courons souvent au quotidien, est abordée d’une manière intelligente, et peut être vue comme une cinglante critique du «Le temps c’est de l’argent» qui gouverne nos vies. On pourrait voir cette proposition audacieuse comme une version helvétique sous acide du mémorable Un jour sans fin (Groundhog Day, Harold Ramis, 1993).


Le rythme soutenu, notamment imprimé par les tic-tac et les sonneries d’une profusion de garde-temps, sait tenir le spectateur en haleine. Le film a également des relents de western, de par la centralité du duel. Enfin, le jeu des deux acteurs principaux, Antonio Buil et Laurent Vouilloz, participe également de sa grande qualité.


Ce film au ton décalé saura sans doute faire passer un très bon moment aux cinéphiles, et plus particulièrement aux amateurs de Buñuel. Il ne reste plus qu’à espérer que ce véritable ovni, une fois terminée sa tournée des festivals, saura trouver le chemin des salles romandes.


Ours (Animalities)


Ce court métrage a été nominé pour le Prix du Cinéma suisse dans sa catégorie, et sera également présenté à la Berlinale. Le film de diplôme de la Lausannoise Morgane Frund séduit par son écriture délicate et son propos clair et bien pensé.


Tout au long de ses 19 minutes, la réalisatrice nous emmène à sa suite à la découverte du matériel filmique d’Urs: des heures et des heures d’images d’ours dont elle lui a promis qu’elle allait faire quelque chose, car c’est pour cela qu’il les a confiés à une école de cinéma. En chemin, elle découvre parmi ses films de vacances ces plans de femmes, ces corps souvent filmés en gros plans, et à leur insu, malaise! S’en vient un face-à-face, et une tentative de dialogue avec le vidéaste amateur qui se montre à la fois attachant, et pour le moins questionnant dans son rapport aux femmes.


Drôle, imparable et accessible, une réflexion (im)pertinente sur le monde de demain plus équitable et égalitaire que la génération Z - née après le milieu des années 1990 - aspire à construire, mais aussi sur le fossé de génération et l’incommunicabilité.


Big Little Women


En compétition pour le Prix de Soleure, ce documentaire très personnel, lumineux et inspirant de Nadia Farès prend la forme d’une missive poétique adressée à son père.


Suivant le fil de cette filiation paternelle, elle nous emmène à la rencontre de femmes en quête d’indépendance et d’émancipation au cœur de la grouillante mégapole du Caire. Les entretiens face caméra alternent avec des scènes de rue de différents quartiers de la capitale égyptienne, ainsi qu’avec des archives personnelles. L’écriture soignée et la construction du film qui sait parfaitement nouer les différents fils qui la composent en font un documentaire de facture assez classique à la fois passionnant et touchant. Ce film a également la grande qualité de se laisser regarder par les jeunes, et les moins jeunes, intéressés par cette région et les questions féministes, ou pas.


Les entretiens sont la matière première et riche de ce documentaire. Les femmes de plusieurs générations à qui la réalisatrice a choisi de donner la parole ont le temps de développer leur propos, et le spectateur d’écouter leurs récits captivants. Les mises en contexte en rapport avec l’histoire contemporaine de l’Égypte, prodiguées par touches, ne tournent jamais à l’explication, et savent servir le propos global du film. Quant aux scènes de la vie quotidienne des protagonistes, elles permettent au public de s’imprégner de cette ville si vivante, mais où la liberté de mouvement et la place des femmes redevient de plus en plus contrainte dans l’espace public et tendanciellement confiné à l’espace domestique ces dernières décennies, et plus particulièrement ces dernières années. Le titre évoque d’ailleurs à quel point les rôles et l’espace dévolus aux femmes dans les interactions sociales les invitent à ne pas prendre trop de place, et à rester à la leur.


Toutes ces femmes, malgré leur quête de liberté, font mine de jouer au moins en partie le jeu dans les images tournées avec des proches dans leur foyer. Conquérir son indépendance, et par exemple habiter seule reste un objectif difficile à poursuivre, mais elles ne lâchent rien! À commencer par Nawal Al Saadi, écrivaine et psychiatre, qui du haut de ses 85 ans commente avec passion plusieurs décennies de luttes, qui lui ont notamment valu des années d’exil aux États-Unis entre la fin des années 1980 et 1996. Il y a aussi cette jeune protagoniste qui revendique le droit de sillonner leur quartier à bicyclettes avec ses amies. Des images dont se dégage une incroyable énergie.


Si le féminisme a vu s’ouvrir bruyamment une nouvelle page dans ce pays depuis 2011, lors des manifestations massives sur la place Tahrir à l’occasion du Printemps arabe, après la chute du régime de Mubarak, ce qui semble se dégager du film c’est que c’est désormais un féminisme de nature plus pragmatique se manifeste. Ces jeunes femmes revendiquent avant tout le droit de choisir leur chemin de vie, et de ne pas devoir automatiquement reproduire le schéma traditionnel et patriarcal de mariage, et de réalisation personnelle dans le travail de prise en charge de la famille.


Noémie Baume