(Re)découverte Rebecca par François Bégaudeau

Le 28 avril 2021

Pendant près de trois ans et une trentaine de numéros, François Bégaudeau (auteur et acteur d’Entre les murs, de Laurent Cantet, Palme d’or à Cannes en 2008) a croqué les portraits d’héroïnes au sein de la revue Muze. De fiction ou bien réelles, venues du cinéma et de la littérature, elles voient, sur le papier, se déployer leurs désirs, leurs incohérences, leurs forces mais aussi ce qu’elles ont à nous dire de notre monde. Dans le cas de la présente chronique, Bégaudeau se penche sur le personnage féminin de Rebecca (1940), célèbre adaptation par Alfred Hitchcock du roman éponyme de Daphné du Maurier. Connu pour son ambiance anxiogène, son noir et blanc contrasté et le mystère entourant la Rebecca du titre, le film rassemble également deux grands acteurs de l’époque: Laurence Olivier et surtout Joan Fontaine, la jeune femme anonyme, et pourtant héroïne, de l’histoire.

Dans une exploration de l’œuvre à mi-chemin entre symbolisme et psychologie, Bégaudeau explore les rapports déséquilibrés qui enchaînent les protagonistes les uns aux autres, morts ou vivants. Pour cela, il relève discrètement certains éléments du film - un mouchoir, des espaces trop grands, une silhouette fragile, de rares paroles - qui deviennent autant de points d’appui à la réflexion. Réinscrivant les corps dans l’imposant décor de Manderley et ses eaux trompeuses, il dit aussi les structures sociales et intimes qui enferment les êtres dans des rôles aux allures de destin irrévocable. Mais le chroniqueur prouve autre chose: par l’écriture, par la mise en lumière de son propre geste - raconter le personnage, ou est-ce rencontrer? -, il nous montre bien que toute œuvre peut être terrain d’appropriation, de jeu entre soi, les figures qui la peuplent et ce qui nous entoure. Et c’est peut-être là ce qu’il y a de plus beau, au cinéma comme ailleurs, le cheminement, à travers les années, aux côtés de personnages qui, même sans nom, finissent par peupler notre univers.

Encore une chose: si vous n’avez jamais vu ou lu Rebecca, mieux vaut d’abord faire sa connaissance, avant de vous plonger dans ce texte.


Adèle Morerod



On aura tout dit quand on aura dit que Rebecca est le prénom d’une morte. Mais pour honorer les trois mille caractères contractuels, on en dira davantage. On dira, par exemple, que, passé un certain âge, on ne se présente pas seul devant un nouvel amour. Une ombre plane au-dessus de votre épaule, comme un perroquet flicard, et c’est l’ombre de l’amour d’avant. Le quadragénaire Maxim de Winter arrive à Monte-Carlo tout empli de Rebecca, sa première femme morte noyée. Inconsolable, suicidaire, de Winter-cœur en hiver s’éprend d’une jeune femme - appelons-la JF comme «jeune femme» et comme Joan Fontaine. Pour oublier l’autre? Peine perdue, constatera JF: «Dès que vous me touchiez, je sais que vous me compariez à elle».


Mais, si Max voulait vraiment une nouvelle vie reviendrait-il à Manderley, l’imposante propriété où régna Rebecca? Noierait-il le corps frêle de JF dans des pièces dont la profondeur de champ hitchcockienne double la vastitude hantée? Certes JF pourrait pallier la douteuse négligence de son mari et refuser fermement de mettre ses pas dans ceux de la défunte. Elle n’est pas armée pour ça. Au contraire, peintre en herbe incline à l’imagination, JF préfère l’invisible au concret. Elle danse en fermant les yeux, aspirée par les profondeurs, fussent-elles celles, aquatiques, où sombra Rebecca. «Vivons sans secret, sans ombres», dit-elle avant de se laisser néanmoins aimanter par le noir et d’ouvrir les portes derrières lesquelles, comme chacun sait, il y a un secret. Il faudrait ne pas ouvrir les portes. Si on le fait, c’est qu’on le veut: aller voir la mort de près. Pour échapper à cette morbidité autant qu’au fantôme de Rebecca, il faut tâcher d’exister pour soi-même. Mais c’est bien difficile quand vous est échu le nom de celle d’avant.


«Désormais Madame de Winter, c’est moi!», s’écrie JF dans un rare moment d’autorité. Bien avancé! A chaque femme on demande de passer directement du nom du père au nom du mari, du patronyme au «marinyme». Jamais un nom à elle. Resterait le prénom mais, c’est le tour de force du film, JF n’en a pas, raison pour laquelle on l’appelle JF depuis soixante lignes. Il n’y en a que pour l’autre prénom, dont l’initiale est brodée sur les serviettes de table, une couverture, le mouchoir qu’on tend à JF pour qu’elle y sèche ses larmes.


Le dernier plan voit quand même le R de l’oreiller brûler sous les flammes de l’incendie qui emportera Manderley. En attendant, Truc Fontaine n’a toujours pas de prénom. Rebecca est donc le nom de code, le prénom de code d’un souci plus large que la personne qu’il désigne. Rebecca raconte une femme complexée par son infériorité sociale, si l’on veut, vampirisée par la première femme de son époux, si l’on veut, mais plus profondément, plus génériquement, il raconte la difficulté qu’il y a toujours eu, qu’il y a encore, pour une femme à être une personne, à se faire un nom qui lui soit propre.


François Bégaudeau, «Accro à mon héroïne», Muze, n. 50, novembre 2008, p. 17.