Prix du cinéma suisse: qu’applaudit-on?

Le 08 avril 2020

Chaque année depuis 2008, le Prix du cinéma suisse récompense, comme ses alter ego (plus célèbres) américain ou français, quelques créations helvétiques dans diverses catégories - fiction, documentaire, animation, photographie, etc. Si la cérémonie a été annulée cette année à cause d’un virus désormais bien connu, le prix demeure.

Avant d’attaquer le vif du sujet, il est amusant de remarquer des différences manifestes entre les œuvres suisses alémaniques, plus facilement cousines de productions américaines à large public et les œuvres romandes, en général plus modestes - sans que l’un ou l’autre n’assure une quelconque qualité. On pense, côté germanique, à la fiction sur Bruno Manser, épopée herculéenne et grandiloquente qui manque son sujet (mais empoche, à juste titre, la Meilleure interprétation masculine pour Sven Schelker), ou à Moskau Einfach!, comédie légère sur le scandale de la surveillance des citoyens suisses à la fin des années 80, qui a tout pour plaire à la télévision de 20 h. Côté romand, en exemple d’un style plus discret et retenu, on pourrait citer Les Particules, une fiction proche du documentaire à propos d’adolescents face au mystère de l’existence, dont la réalisation trop prudente et faussement inspirée flirte souvent avec l’ennui, ou Le Milieu de l’horizon, gagnant du Prix de la réalisation, sur lequel nous reviendrons. À propos d’économie de moyens, pourrait également être mentionné le magnifique L’Île aux oiseaux de Maya Kosa et Sergio da Costa, chef-d’œuvre métaphorique sur un centre ornithologique genevois, dont la simplicité ouvre à la polysémie. Assurément le meilleur film de la sélection. Puisqu’il était la proposition la plus radicale, innovante et originale de cette année, il repart évidemment les mains vides. On ne change pas une équipe qui fait match nul.

Dans cette sélection, côté réussite, on saluera Madame, dont la forme jouissive en montage éclaté et le propos universel pardonneront ses aspects déjà-vu et anecdotique. Il repartira bredouille. On saluera aussi et surtout Immer und Ewig, lauréat du Meilleur documentaire, dans lequel la réalisatrice Fanny Bräuning suit ses deux parents en vacances: leur âge avancé et la paralysie de sa mère dessineront un amour puissant bien que difficile. Un couple solide face au temps, face aux mouvements qu’il peut encore vivre ou auxquels il doit renoncer.

Côté échec, c’est un autre programme. Le schématique Average Happiness remporte le Prix de l’animation, un style qui en Suisse se cherche toujours, tandis que le Prix de la photographie est décerné à O Fim Do Mundo, film apprécié par le reste de la rédaction mais dont l’auteur de ces lignes déplore l’histoire cliché et, précisément, la photographie de clip musical stéréotypé. La presse suisse a déjà salué - avec raison - la grande représentation des femmes dans la sélection. Nous nous joignons aux éloges. La Suisse serait en avance sur ses alter ego mentionnés en introduction, tant mieux. Toutefois, faire mieux que le médiocre, est-ce une prouesse ou du simple bon sens?

Car il s’agit d’analyser le discours des œuvres nominées. Leur repli dans des événements au passé (énormément de films sur les années 70-90) n’illustre pas tant un attrait pour la mémoire qu’une profonde incompréhension du présent. En nous présentant des luttes essentielles accomplies durant le XXe siècle, ce panel de films donne l’étrange impression de croire tout résolu aujourd’hui. À se focaliser uniquement sur des batailles gagnées, ils font croire que la guerre est finie. Loin d’une démarche qui viserait à apprendre du passé, ce tri restreint n’évoque que les conflits qui ne font aujourd’hui plus débat. Une académie vieillissante choisirait-elle les réalisations qui retracent ce qu’elle a vécu, plutôt que celles qui préparent le monde et le cinéma de demain?

La sélection de cette année a joué le coup du masque théâtral: une fois le costume d’arlequin enfilé, on ne regarde plus qui se cache derrière. À coup de slogan, on fait croire à des films écologistes, féministes, antiracistes, dont ils n’ont que le nom. Une bonne étiquette masquera leur traitement conventionnel. Pour preuve Le Milieu de l’horizon, lauréat de la Meilleure fiction: le film est tissé autour d’un amour naissant entre deux femmes, dans un milieu agricole en difficulté, toutes les étoiles sont donc alignées pour les militants en chaussettes qui applaudiront sans voir. Cependant, le patriarcat y est hyper grossier, cliché même, ce qui a pour effet d’occulter toutes les formes de sexisme bien plus perfides et souterraines, toujours à l’œuvre aujourd’hui. L’émancipation des femmes et des relations homosexuelles semble une affaire de dispute autour de l’amour, au lieu d’être des véritables luttes de droits. De même, dans ce film sans ancrage, hors de toute géographie (c’est-à-dire hors de toute politique), les difficultés des agriculteurs paraissent uniquement dépendantes de la chaleur... Et très vaguement d’une «dynamique» plus favorable aux «grosses fermes». C’est affligeant. La lutte de la paysannerie face à un néolibéralisme toujours plus puissant - et sciemment soutenu par les gouvernements - ne peut pas être réduite à une dramaturgie émotive où un été un peu chaud incarne le principal problème.

Parmi ces masques humanistes et progressistes qui dissimulent le contentement du statu quo, a déjà été évoquée la fiction soi-disant écologiste et militante, Bruno Manser - Die Stimme des Regenwaldes, mais on pourrait aussi rebondir sur Tambour battant, comédie sans comique qui réussit la pirouette difficile de parler du droit de vote des femmes tout en faisant «gagner» le misogyne au final de l’histoire. Ou rebondir encore sur Where We Belong ou African Mirror, mais tout cela serait une éternelle répétition. Plutôt qu’un cinéma qui fait trembler, qui révèle des mondes insoupçonnés, qui ouvre grand les portes de l’imagination, qui étonne, qui émeut, qui résonne avec le monde et le questionne, il s’agit ici de faire et de récompenser des œuvres confortables. Celles qui rassurent le spectateur assis dans son siège. La projection jamais ne sursautera. Quand les lumières s’allumeront, ledit spectateur pourra quitter la salle sans accroc. Comme si rien ne s’était passé.

Christophe Pithon