Présences spectrales au Locarno Film Festival

Le 24 août 2022

La levée des restrictions sanitaires a favorisé les rencontres des cinéphiles lors de la 75e édition du Locarno Film Festival. La Piazza Grande est redevenue le lieu, durant la journée, où l’on flâne en terrasse ou que l’on traverse rapidement, piadina ou snack en bouche, entre deux séances, si la tentation de se rafraîchir dans une rivière n’a pas été plus forte. Afin de retraduire l’expérience du festival et de la découverte des films, nous proposons un aperçu subjectif de cette édition, qui relie, indépendamment des différentes sections, les œuvres entre elles, en fonction de résonances perçues, qu’elles soient thématiques ou formelles.



Légendes des sections:

Concorso Cineasti del presente (CP)

Pardi di domani: Concorso nazionale (PDN)

Pardi di domani: Concorso Corti d’autore (PDA)

Open Doors: Screenings (OD)

Fuori Concorso (FC)





Présence de la mort: du suicide au deuil


La mort s’immisce dans un ensemble de films de cette édition. Celle d’Herman (l’excellent Jeb Berrier) est ajournée de justesse par un téléphone de son fils dans A Perfect Day For Caribou de Jeff Rutherford (CP). Un raté qui n’a su témoigner son affection à l’égard de ses ex-compagnes et de son fils, Nathan, voilà ce que semble être Herman, qui a fini par souhaiter rencontrer celui-là après bien des années. Des retrouvailles ont alors lieu entre ces deux personnages, auxquels s’ajoute le garçon de Nathan. Dans un noir et blanc qui vise à confondre les décors plutôt qu’à les distinguer, leur rencontre se fera dans un cimetière, lieu d’évocation de liens enterrés depuis longtemps. D’une grande beauté visuelle, le film regorge d’interprétations possibles et fait dialoguer l’image et le discours de façon complémentaire, contradictoire parfois. Nathan, victime du mauvais traitement de son père, dans le passé convoqué, rejoue à l’écran ce rapport avec son propre fils, présent dans l’arrière-plan seulement et ignoré des adultes. On pense ainsi à Citizen Kane et au fameux plan-séquence dans lequel le protagoniste, encore enfant, joue innocemment dans l’arrière-plan avec sa luge, tandis que se scelle son destin, la mère souhaitant l’éloigner d’un père violent. Mais dans A Perfect Day For Caribou, pas de gloire future pour cet enfant, qui disparaît simplement et conduit les adultes à le rechercher dans des paysages s’étendant à perte de vue. Malgré la négligence des adultes et les personnes rebutantes qu’ils semblent avoir été, ils apparaissent, aux yeux du spectateur, comme trop humains pour être méprisés, agis par des pulsions qu’ils n’ont su contrôler, trop faibles pour faire autrement. Ils tournent par conséquent en rond, motif récurrent dans l’œuvre, sans parvenir à échapper à cette fatalité.

La mort est l’objectif de Damir (Goran Markovic, Prix du Meilleur acteur) dans Sigurno Mjesto (CP), film primé du cinéaste Juraj Lerotic qui y tient également le rôle principal. Bruno, son frère, apparaît dans toute son impuissance. D’une vulnérabilité trop grande, il se forge une réalité, où il tient le rôle de persécuté, à laquelle il cherche à échapper par le suicide. Arrière-plans flous et plans serrés sur les protagonistes les séparent irrémédiablement les uns des autres: leurs perspectives ne peuvent se rejoindre. Inspirée du vécu du réalisateur, l’œuvre va au-delà du témoignage pour interroger, quoique de manière inaboutie, la responsabilité relative ou l’indifférence bureaucratique du personnel médical et policier dans la mort de Damir.


Dans Euridice, Euridice (PDN), moyen métrage de Lora Mure-Ravaud, Ondina est hantée par le fantôme de l’aimée, Alexia, dont la mort survient brutalement, suite à la morsure d’un serpent - comme dans le mythe. Mises en abyme et jeux de miroir déplacent ce récit fabuleux (thème du film d’Alexia également) de la fiction vers le réel. L’absente est dans l’esprit d’Ondina encore trop présente et les multiples conquêtes ne parviennent à effacer son image (ou à lui ressembler suffisamment pour en devenir un substitut), tant que sa loyauté envers Ondina l’aveuglera sur la situation présente. Et de la même manière que le film parvient - par son casting, ses échos visuels, la beauté des décors, son atmosphère - à restituer à la matière sa consistance, son aspect charnel, ce sera par des gestes la rendant présente à elle-même que la protagoniste donnera vie à l’aimée avant de la renvoyer aux Enfers.

De la même manière, en pleine pandémie, le protagoniste de Love Dog (CP), John, peine à se reconstruire et à renouer des liens, ne serait-ce qu’avec un chien, après le suicide de sa conjointe. Tel un zombie dans une société qui ne fait que renforcer cet état, il erre sur l’application de rencontres aléatoires ChatRoulette, activité qui souligne le décalage entre lui et les autres et sa solitude provoquée par la perte. Se dérobant aux regards des autres, le protagoniste est également fuyant face à celui de la caméra: souvent de profil, en plan moyen, on discerne difficilement ses traits. Au gré d’un rythme lent, à l’image du deuil, le rapport affectif à l’autre se reconstruira progressivement.


Pour Victor, la perte est celle de ses parents, survenue suite à un accident de voiture dans le court métrage de Jérôme Reybaud, Poitiers (PDA). Il est alors recueilli par son parrain, qu’il connaît à peine, et sa fille à peine plus âgée que lui. Reclus dans la dépendance d’un château, il délaisse l’école pour se consacrer pleinement à l’exploration de son désir. Le traitement, sobre, laisse toutefois place à des formes de désir pour le moins surprenantes, jamais avouées mais toujours perçues par une personne tierce, voyeuse, comme le spectateur que nous sommes, qui se garde bien d’en révéler le secret.

Grossesse non désirée


Parmi les nombreux films abordant la grossesse, nous choisissons d’en évoquer deux. Faisant écho à A Perfect Day For Caribou, Petites (CP) de la réalisatrice Julie Lerat-Gersant se concentre sur le rapport fusionnel d’une mère toxique à sa fille de 16 ans. Cette dernière, dont la grossesse est trop avancée pour pouvoir être interrompue, est placée dans un centre de maternité, le temps d’accoucher. Séparée de sa mère, elle prendra progressivement ses distances avec cette dernière, en même temps qu’elle sera confrontée à d’autres femmes de son âge, déjà mères et ne parvenant à endosser pleinement ce rôle. Autant de miroirs de ce qu’elle pourrait être lui sont présentés. On regrette que ces différentes figures féminines soient souvent caricaturales, tout comme le lien entre la mère et la fille, ce qui n’empêche toutefois pas à l’émotion d’intervenir.


Un traitement original du thème est proposé dans la coproduction chilienne et costaricaine Medea (OD) d’Alexandra Latishev Salazar, dans lequel il n’est jamais évoqué. Tout comme María José qui mène sa vie en niant le fait qu’elle soit enceinte, son entourage ne semble pas s’en apercevoir. Seul un flirt d’un soir s’en va après un élan de désir le conduisant à glisser sa main sous ses habits. Pourtant, on ne parvient à saisir le lien entre cet événement et la société dans laquelle s’inscrit l’héroïne. Appartenant à une famille plutôt aisée, avec qui les discussions sont des plus superficielles et dont le mépris de classe est évident, le tabou autour de sa grossesse souligne-t-il l’envie de la jeunesse privilégiée de se définir autrement que comme mère dans un milieu où l’avortement est tabou? Aucune réponse claire n’est offerte et María José aura tôt fait de faire sombrer cet événement dans l’oubli.


Un cinéma sans personnage


Bien que beaucoup d’exemples la contredisent, une tendance des films de cette édition semble témoigner d’une crise du personnage, à l’image des deux films suivants. Celui-ci apparaît ainsi comme dérisoire, comme un élément de mise en scène parmi d’autres sur lequel on ne souhaite pas s’attarder. Dans Onde Fica Esta Rua? ou Sem Antes Nem Depois du duo de cinéastes portugais João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata (FC), la caméra déambule dans Lisbonne et suit les traces de passages d’individus, que le confinement a rendu spectraux. Par exemple, lors d’un panoramique, un homme cherche à ouvrir maladroitement la porte d’un immeuble en évitant de toucher la poignée. Le mouvement de caméra continue dans sa lancée, sans que cette présence ne vienne l’interrompre ou le déterminer. La caméra cherche bien plutôt à confondre les différentes strates temporelles d’un lieu, comme dans un bar laissé en plan, renvoyant à un temps antérieur et festif, tandis que la musique convoque ce passé.

L’atmosphère science-fictionnelle de E Noite na América (CP) d’Ana Vaz, tourné en nuit américaine, accorde une place prépondérante aux animaux, au détriment de celle des hommes. De gros plans, notamment sur une chouette, participe à créer une ambiance inquiétante, tandis que le montage suggère l’invasion de bêtes sauvages (boa constrictor, loup, capybara), par une alternance entre des plans sur elles et des travellings avant en voiture de nuit, en plein centre de la capitale brésilienne. Les animaux reprennent alors possession de leur habitat, tandis que les individus apparaissent pour s’inquiéter de leur présence.