Oblivion / Edge Of Tomorrow

Le 24 février 2021

De Joseph Kosinski / Doug Liman

USA, 2013 / 2014


ACTEURS

Tom Cruise

Andrea Riseborough / Emily Blunt


GENRE Science-fiction


DURÉE 2 h 04 / 1 h 53


Au hasard des rediffusions, deux films portés par la mâchoire d’acier de Tom Cruise ont capté notre attention. Une occasion de se pencher sur une facette sans doute plus commune de la télévision mais surtout sur une figure iconique d’un certain cinéma d’action contemporain.

Tom Cruise, c’est avant tout un mythe. Bien loin des déboires médiatiques de ses débuts, l’acteur s’est construit en quelques années, l’air de rien, une image de surhomme dépassant constamment les limites du possible (il effectue toutes ses propres cascades et pas des moindres), tout en maintenant un professionnalisme et une générosité loués par toutes celles et ceux qui le côtoient. La frontière est mince, voire inexistante, entre l’homme et ses rôles, infusant le réel banal des émissions télévisées d’un goût de fantastique, de récit héroïque. Qu’on ne s’y trompe pas, l’apparent naturel de cet état de grâce dissimule un contrôle permanent de la part de la star, qui joue de détermination et d’ingénuité face au ballet des questions et proclamations d’admiration de cette cour médiatique.

Le contrôle est d’ailleurs souvent l’arme première de ses personnages, qu’ils montent en haut de la tour Burj Khalifa à Dubaï ou s’accrochent à l’aile d’un avion en plein décollage dans les derniers Mission: impossible. Mais l’acteur aime à surprendre et ose volontiers l’autodérision, voire le grotesque, que ce soit derrière les doigts velus et la grosse chaîne en or du producteur Les Grossman dans Tonnerre sous les tropiques ou les jambières en cuir de Stacee Jaxx, chanteur de rock perché dans Rock Forever. Ces deux exemples se situent néanmoins en marge des films d’action qui restent sa marque de fabrique et embrassent pleinement une évidence outrancière réjouissante. La déconstruction du mythe est bien plus intéressante quand elle naît au cœur même du genre, dans des œuvres qui prolongent en apparence la figure héroïque face à un monde en décomposition.

Oblivion (Joseph Kosinski, 2013) et Edge Of Tomorrow (Doug Liman, 2014) donc. Deux productions sur un monde futuriste-mais-pas-tant-que-ça, où la Terre est en lutte contre une race alien qui l’a envahie. Et là au milieu, Tom Cruise, qui se doit de la sauver. Pourtant, quelque chose cloche dès le départ dans le film de Doug Liman: le commandant William Cage est un homme de communication, pas un soldat. C’est donc enrôlé de force («rengagez-vous qu’ils disaient»), pétrifié, qu’il se retrouve pris dans sa première bataille, un débarquement aussi catastrophique que celui de Dunkerque. La grosse exo-armure qui devrait lui servir d’arme face à des extraterrestres à mi-chemin entre araignées et vers de terre métalliques, a été désactivée; aussi démuni qu’un bébé maladroit, il finit par faire exploser une mine, déchiquetant une des créatures en même temps que lui-même… pour se réveiller au début de la même journée, tel un Bill Murray coincé à Punxsutawney encore et encore. Bien sûr, Cage, remis de ses émotions, finira par user de ce recommencement éternel (transmis par le sang alien répandu sur lui) pour devenir le soldat qu’il devait être et remporter la partie. Mais admirons quand même le concept: un film où Tom Cruise meurt à répétition, de toutes les manières possibles ou presque, parfois volontairement tué par sa seule alliée, la guerrière Rita Vrataski (Emily Blunt). L’invincibilité du surhomme en prend un coup.

Autre guerre, autre déconstruction dans Oblivion. Alors que la Terre a été transformée en champ de ruines par des radiations, quelques gardiens veillent sur les réserves d’eau restantes, avant de pouvoir rejoindre le Tet, navire spatial où le reste des humains survivants s’est replié. Appuyé dans ses missions par sa collègue Vika (Andrea Riseborough), Jack Harper répare les drones chargés d’éliminer les «chacals», ceux qui se sont emparés de la planète, tout en prenant souvent des risques inutiles par goût de l’aventure. Pourtant, des souvenirs troubles le hantent, traçant en noir et blanc les contours du monde d’avant et d’une femme qu’il a aimée. Nouveau rapport au temps, et à soi, brouillé, contrôlé par une autre instance. Cette fois-ci, le mensonge vient de l’intérieur (pardon à celles et ceux qui n’auraient pas vu le film!), puisque les méchants rôdeurs s’avéreront être humains et le Tet une illusion imposée par les extraterrestres. Plus que ce renversement plutôt attendu, la révélation finale a de quoi troubler: Jack Harper a été cloné, tout comme sa collègue, en tant que représentants forts de la race. Des milliers de Tom Cruise sont donc gardés dans des bulles fœtales (bonjour Matrix!), pour remplacer les gardiens qui viendraient à mourir. Et même celui qui s’était distingué jusque-là comme différent, avec ses souvenirs et ses velléités d’insubordination, sera dispensable, remplaçable. Tom Cruise n’est plus un, il n’est qu’une image duplicable à l’infini.

Mais une autre facette se révèle, derrière le surhomme aux prises avec un futur incertain, présenté comme sur-technologisé. Tom Cruise, défenseur de l’innovation technique pour sauver l’humanité? Pas si sûr… Les armures métalliques de Edge Of Tomorrow se révèlent vite être des pièges qui ralentissent les soldats. Quant aux maisons-tours de contrôle hygiéniques d’Oblivion, elles semblent contribuer à l’envie du personnage de s’aventurer toujours à l’extérieur; préférer le monde désertique qui subsiste plutôt que de profiter de ce confort glacial. Les héros de Tom Cruise sont toujours ramenés, attirés vers ce havre de paix, celui qui a conservé les traces d’un passé disparu: la ferme abandonnée, où Cage et Rita aboutissent à chacune de leur tentative mais dont elle ne ressort jamais vivante, la prairie où Jack Harper a construit sa cabane et qu’il regrette de devoir quitter pour l’Espace. Lieux habités d’objets témoignant de la vie quotidienne, outils usés, mobilier en bois, mais aussi livres, disques, photographies. Ils accueillent le repos du guerrier, où les seules cascades consistent à faire du basket sur le rythme berçant de Procol Harum. Ils sont aussi le lieu que l’on souhaite montrer, partager avec l’autre, la femme choisie, parce qu’il serait illusoire de croire que toute cette destruction, toute cette violence, peut s’affronter seul. Et Tom Cruise de donner le dernier coup de grâce à son image: la déconstruction ultime du mythe individualiste du héros, s’il en est.


Adèle Morerod