L'édito de Kim Figuerola - Nosferatu ou l’empreinte implicite des traumas sociétaux

Le 15 janvier 2025

Étymologiquement, Nosferatu ne se réfère pas au vampire, le non-mort, mais à Nesuferitu, l’Innommable ou le Diable, en roumain. Pourtant, Bram Stoker, auteur irlandais de Dracula (1897), l’associera à un humain bien réel. Derrière la figure littéraire se cache Vladislav III, un voïvode (prince) de Valachie du XVe siècle, surnommé Vlad Dracul ou Vlad Tepes, l’Empaleur. D’une réputation sanguinaire, il passe à la postérité en devenant une représentation allégorique née de la superstition et du mysticisme allemand, au lendemain de la Première Guerre mondiale. Mais pas seulement.

Selon les termes d’Albin Grau, les effroyables événements de 1914-1918 sont «le rugissement d’un vampire cosmique, le vampire de la guerre». Grau, avec le scénariste Henrik Galeen, produit de ce fait l’inégalable Nosferatu: Eine Symphonie des Grauens de Friedrich Wilhelm Murnau. Projeté le 15 mars 1922 à Berlin, ce récit d’épouvante retranscrit en 35 mm l’état mental tourmenté de millions d’Allemand·e·s. Il devient non seulement une œuvre emblématique de la période, mais laissera une marque indélébile dans l’imaginaire collectif. Mais pas seulement.

Un autre imaginaire entre en jeu: celui historique du cinéma de Weimar. Alors que ce chef-d’œuvre se voit lié au nazisme, il est erronément affilié à l’expressionnisme, mouvement cinématographique qui posséderait en son sein des films proto-fascistes annonciateurs de terribles désastres. Un héritage historiographique qui, pour Thomas Elsaesser, incarne le meilleur et le pire d’un cinéma national, mais aussi d’un pays et de son peuple. De Caligari à Hitler: une histoire psychologique du cinéma allemand (1947) de Siegfried Kracauer et L’Écran démoniaque (1952) de Lotte H. Eisner sont deux ouvrages qui participent à «la puissante analogie entre culture filmique et histoire politique»1. Dans leur tentative d’expliquer l’inexplicable qu’est la Shoah, Kracauer explore, à travers les figures du tyran - le docteur Caligari, le comte Orlock (Nosferatu) ou le docteur Mabuse -, les signes prémonitoires de l’arrivée d’Hitler; Eisner annihile, quant à elle, la diversité d’influences esthétiques de ce cinéma en une seule: l’expressionnisme. Nosferatu de Murnau possède bien des éléments expressionnistes. Le sentiment oppressant de la fatalité et de la mort, l’interprétation excessive et mécanique, l’affrontement entre l’ombre et la lumière. Mais le maître du clair-obscur flirte plutôt avec le postimpressionnisme, le pictorialisme voire le naturalisme des films des années 1910. Un langage pictural et une plasticité rappelant les œuvres mystico-romantiques du peintre Caspar David Friedrich. Mais pas seulement.

Murnau, avec des effets visuels minimalistes mais extraordinaires, convoque les paysages comme réceptacle du surnaturel. Entre réel et irréel, la nature est emplie de rêves et de pressentiments, où il suffit d’un simple chemin forestier et du renversement de la pellicule du positif au négatif pour pénétrer dans le monde des fantômes. Où il suffit d’une simple surimpression pour que surgisse Nosferatu, la figure spectrale qui hante l’âme des vivants et se nourrit de leur sang. Un vampire qui, comme la Grande Guerre, ne s’en rassasiera jamais assez. Ainsi, le comte Orlock symbolise le refoulé de toute une société traumatisée par les atrocités. À travers lui, le public est confronté à la Mort violente et à la tuerie de masse. Avec sa proposition du «shell shock cinema»2 (cinéma post-traumatique), Anton Kaes réexamine celui de Weimar comme une contre-historiographie symptomatique des blessures invisibles mais si présentes, et dont les films, comme Nosferatu, réactivent ces traumas par le langage cinématographique.

Partant de la perspective du film comme «espace de revisite du traumatisme» et prolongement des fantasmagories du XIXe siècle en tant que pratique de communication avec les morts, la figure ambivalente de Nosferatu rend compte en filigrane des déchirures sociétales dans lesquelles elle s’inscrit. Bien qu’en deçà de la superbe version de Murnau, le Nosferatu: Phantom der Nacht (1979) de Werner Herzog et le décevant Nosferatu (2024) de Robert Eggers soient également révélateurs d’une société postmoderne en crise, le vampire du Nouveau cinéma allemand et celui actuel allégorisent l’horreur des guerres et la résurgence globale du populisme. Une folie humaine mortifère que Jheronimus Bosch avait déjà peinte, et qui est évoquée dans une des séquences du film d’Herzog.

Kim Figuerola



1 Thomas Elsaesser, Weimar Cinema and After: Germany’s Historical Imaginary, London, Routledge, 2000.

2 Anton Kaes, Shell Shock Cinema, Princeton and Oxford, Princeton University Press, 2000.