Neuchâtel. Un canton en images et le cinéma «autre»

Le 29 mars 2020

Il arrive que les ouvrages, courriers et autres tâches s’entassent sur un bureau, délaissés le temps que la vie mène son rythme effréné. C’est le cas de Neuchâtel. Un canton en images, paru en 2019 aux Editions Alphil, qui n’attendait qu’une brèche dans l’état des choses pour reparaître.

Deuxième volet d’un parcours mirifique à travers la production audiovisuelle neuchâteloise, cette filmographie menée avec détermination par Aude Joseph, responsable du Département audiovisuel (DAV) à La Chaux-de-Fonds, couvre cette fois-ci les années 1950 à 1970, suite logique d’un premier tome qui s’attachait aux débuts du siècle (1900-1950). Recensant plus de 250 films, chacun accompagné d’une fiche qui énumère dimension matérielle et institutionnelle, auteur, origine, destin et caractéristiques, l’ouvrage semble a priori se destiner à un public d’initiés. «Patrimoine audiovisuel cantonal» (dans les mots de Roland Cosandey, responsable de l’introduction), questions de conservation et d’archives: tout ce local, tout ce travail de l’ombre et de la poussière peut-il en appeler à autre chose qu’à la curiosité insatiable de l’archiviste en quête d’un film perdu ou de l’historien à la recherche d’une image qu’un Ciné-Journal suisse aurait miraculeusement captée?

Ce serait oublier deux points. Tout d’abord, que ce cinéma «autre» - amateur, films de commande, actualités filmées - a longtemps constitué la production principale de ce qu’on pourrait tenter de nommer «le cinéma suisse». Ainsi, dans le coffret DVD qui accompagne le livre (organisé thématiquement, lui) on trouve, par exemple dans le terreau fertile de l’horlogerie, moult publicités pour les montres Tissot ou le mécanisme Incabloc et sa résistance parfaite aux chocs, mais aussi un reportage d’Henry Brandt sur l’évolution du métier, à l’heure où la machine prend le dessus. A ces productions parfois étonnantes d’inventivité, bien que traçant déjà certaines voies bien connues du consumérisme, répondent les tas de neige gigantesques de l’hiver dans le «Haut», filmés par André Neury en 1953. Ou encore les bribes du Ciné-Journal suisse, qui a projeté ses actualités en avant-programme dans les salles jusqu’en 1975; où l’on apprend qu’il y a des hommes-grenouilles dans le lac de Neuchâtel et que la recherche archéologique avait un style indéniable: maillot de bain et pipe au bec. Ici, pas de récit, pas d’enchaînement logique mais le territoire inexploré des nombreuses facettes d’un canton.

Ce serait oublier aussi que cette histoire a été écrite/filmée par des gens de la région, un réseau qui étend ses complicités des ciné-clubs aux écoles, en passant par les clubs amateurs et quelques maisons de production. Des noms, des lieux qui évoquent pour ceux qui en ont côtoyé les abords bien des souvenirs. La grande histoire donne toujours l’impression de se dérouler ailleurs, alors que bien des choses se sont passées juste à côté de chez nous. Il était sans doute inévitable de passer par la distinction de quelques «auteurs» (Brandt, Jean-Pierre Guéra, André Paratte) dans l’introduction, afin de conférer un caractère d’œuvre à leurs films et à leurs figures une existence reconnue, selon les atours d’un cinéma plus classique. Mais il n’est pas moins passionnant de tomber au hasard des pages sur des films sans visage si ce n’est celui de leur matérialité, d’un titre plus ou moins évocateur et de se laisser plutôt entraîner sur la piste des lieux, situations ou événements qui parsèment la description.

Et puis, et ce n’est peut-être pas le plus anodin, se plonger dans un tel ouvrage permet de comprendre les réflexions qui entourent la préservation des films et la multiplicité intrinsèque de cet objet que l’on croit trop souvent unique, immuable. Le film décline la variété de ses versions (distribution suisse alémanique, romande ou tessinoise, restaurée ou non), de ses supports (8, 16 ou 35 mm) et des nombreuses questions qui entourent sa sauvegarde. Que conserver lorsque «tout» n’est pas une option? Que veut dire «neuchâtelois» pour du cinéma: fait sur place, par des mains locales ou traitant simplement d’un aspect ou l’autre du canton, même vu par un regard extérieur? Préserve-t-on un imaginaire ou un patrimoine matériel? Et tous ces trésors accumulés, comment les faire connaître, sans qu’ils n’en perdent pour autant leur histoire? Neuchâtel. Un canton en images pourvoit en tout cas à ce dernier point; pourquoi dès lors ne pas tenter le détour?

Adèle Morerod