« Mon élément naturel, c'était le désordre des choses »

Le 06 juin 2020

On l’a lue ou entendue à de multiples reprises depuis quelques jours à propos de Michel Piccoli (1925-2020). Nous n’allons donc pas reprendre l’expression éculée de « monument du cinéma français ». Pour rendre hommage à cet acteur inclassable dont la filmographie est aussi longue (200 films) que diversifiée, nous reviendrons plutôt sur quelques-unes de ses prestations, dans des œuvres qui n’ont pas forcément été oubliées mais qui ne sont pas celles auxquelles on pense en premier lorsqu’on évoque ce magnifique comédien. Nous ne parlerons donc pas du Mépris, de Max et les ferrailleurs, d’Habemus papam ou des Choses de la vie, mais plutôt de...

Rafles sur la ville, pour commencer. Un film datant de 1958 réalisé par Pierre Chenal, un cinéaste pour le coup passé aux oubliettes jusqu’à ce que Bertrand Tavernier ne le rappelle à notre mémoire en lui consacrant un passage de son sublime documentaire Voyage à travers le cinéma français. Nous étions à cette période en pleine mode des films policiers interlopes, décrivant avec humour et panache mais sans complaisance le monde de la pègre et celui des flics qui, parfois, n’étaient guère plus reluisants dans leurs méthodes que les truands qu’ils pourchassaient. Des dialogues fleuris, où l’on parlait volontiers argot, souvent écrits ou adaptés par Albert Simonin et Auguste Le Breton. Ce sont ces deux auteurs et scénaristes qui ont tout appris à Michel Audiard. Des films popularisés par Jean Gabin, mais qui sont aussi en partie à l’origine de sa légende. On se souvient de plusieurs titres célèbres comme Touchez pas au grisbi, Du rififi chez les hommes ou Razzia sur la chnouf. Rappelons au passage que le roman de Simonin Grisbi or not grisbi fut le point de départ du scénario des Tontons flingueurs.

Rafles sur la ville, écrit par Le Breton, est donc dans la droite ligne de ses prédécesseurs. Piccoli y joue un flic nommé Vardier, plutôt efficace au niveau de ses résultats mais sale type et manipulateur. Ayant une aventure avec la femme de son jeune collègue inexpérimenté, il tentera même de l’envoyer dans un guet-apens afin de se débarrasser du mari encombrant. Mais l’argument principal est l’affaire personnelle que représente pour Vardier l’arrestation d’un célèbre truand surnommé «Le Fondu» (ça ne s’invente pas!), magnifiquement joué par Charles Vanel. Pour cela, il se servira du neveu du gangster ainsi que de la danseuse qu’il fréquente pour lui tendre un piège. Et lors de la mémorable dernière scène, Vardier se rachètera de toutes ses bassesses en commettant un acte héroïque. Sont minutieusement reconstituées les ambiances de la pègre, des planques, des indics, des bars louches, des bureaux enfumés des commissariats, des magouilles diverses et variées. Cela donne au final un divertissement génial soigneusement mis en scène, dans un environnement passionnant de petites rues de Paris filmées en noir et blanc. Piccoli et Vanel rivalisent de présence et sont entourés de Marcel Mouloudji dans le rôle du «Niçois» ou de Bella Darvi dans celui de Cri-Cri, la fille de joie qui perdra « Le Fondu ». Les dialogues, drôles et inventifs, sont également représentatifs du machisme amusé caractéristique, à l’époque, de ces flics et de ces gangsters. Un exemple, lorsque des enquêteurs de la vieille école discutent entre eux de la femme d’un truand: « Deux heures dans les grands magasins. Trois heures chez le coiffeur et autant chez la couturière. Y a qu’une femme pour s’agiter autant tout en ne foutant rien de la journée ! » Ce film formidable à redécouvrir est disponible en DVD dans la série « Les Films du Collectionneur ».

Plus tard, en 1975, Michel Piccoli se trouve à nouveau opposé à Charles Vanel dans un film tout simplement ahurissant, Sept morts sur ordonnance. L’écrivain Georges Conchon, fidèle collaborateur du réalisateur Jacques Rouffio depuis son premier long métrage L’Horizon en 1967, a adapté son propre roman, lui-même inspiré de faits réels survenus dans une petite ville française quelques années plus tôt. Piccoli joue cette fois le rôle principal, celui du docteur Losseray, un chirurgien talentueux et respecté qui se retrouve, suite aux aléas de la vie, à opérer dans une clinique située au cœur d’une bourgade provinciale. Dans cette petite ville où tout le monde connaît tout le monde, une famille de notables fait la loi dans le domaine médical. Le clan est constitué du père, le professeur Brézé (Charles Vanel) et de ses trois fils, tous médecins médiocres mais parfaitement intouchables. Agacés par l’ombre que leur fait Losseray, les Brézé vont d’abord tenter de l’acheter, puis de ruiner sa réputation, tout en lui faisant subir des pressions et un intense harcèlement moral. Losseray ne se laisse pas faire. Parallèlement, il entend parler à longueur de journée de son prédécesseur, le docteur Berg (Gérard Depardieu), un jeune chirurgien brillant, anticonformiste et exalté, décédé dix ans plus tôt dans un terrible drame familial. Il semble avoir laissé un grand souvenir à tous, des patients au personnel hospitalier, des notables aux piliers de bar. Intrigué par ce docteur Berg dont on ne cesse de lui parler, Losseray va se renseigner sur lui, jusqu’à soupçonner le clan Brézé de lui avoir infligé le même traitement que celui que lui-même subit aujourd’hui.

Savoir que le scénario est tiré d’une histoire vraie donne froid dans le dos. Sept morts sur ordonnance est tout simplement un très grand film contenant une étude sociale incroyablement forte. La mise en scène, froide, clinique, restitue parfaitement l’atmosphère étouffante de cette petite ville malsaine, les pressions, les dangers, les non-dits ressentis par le héros. Charles Vanel se délecte à jouer un personnage tout à fait ignoble, d’autant plus monstrueux qu’il le masque par une attitude toujours extrêmement courtoise et sournoisement suave. On se rappelle ainsi quel immense acteur il était, de même que Piccoli, prodigieux de fatigue et de fureur contenue. Depardieu, qui avait commencé depuis peu sa fulgurante ascension et que l’on voyait de plus en plus, était un choix idéal pour son impétuosité et sa liberté de ton. On a le plaisir également d’y voir Jane Birkin et Marina Vlady, ainsi que Monique Mélinand, qui fut dans sa jeunesse l’élève puis la muse de Louis Jouvet. N’oublions pas non plus Michel Auclair, qui joue un personnage de psychiatre pouvant paraître secondaire mais qui n’est pas loin d’être le plus trouble et le plus intéressant de l’histoire. Il est celui qui sait tout mais qui ne dit rien, celui qui entraîne le spectateur vers des interrogations et des fausses pistes, et qui conduit le public, au fur et à mesure du récit, à avoir très peur de comprendre la vérité. Voici un film dont toutes les composantes sont bien trouvées et pertinentes: le casting, la mise en scène et avant tout un scénario d’une extrême habileté.

Nous terminerons avec Le Prix du danger. Un film qui, lors de sa sortie en 1982, était voulu et perçu comme un récit de science-fiction. Depuis, avec le triste avènement de la télé-réalité, que l’on peut aussi appeler sans scrupules « télé-poubelle », ce film d’Yves Boisset est malheureusement devenu presque réaliste. L’action se situe en un pays et un futur indéfinis. Dans cette société capitaliste qui bat de l’aile, le chômage fait des ravages, la révolte menace. Mais la grande chaîne de télévision nationale a trouvé l’idée de génie pour passionner et abrutir ses téléspectateurs, et pour endormir par la même occasion leurs envies de manifester contre le gouvernement et la précarité. Cette idée, c’est « Le Prix du danger », une émission de télé qui est une chasse à l’homme à balles réelles. Le candidat, contre la promesse d’une belle récompense financière, aura quelques heures pour échapper à ses poursuivants qui, eux, seront copieusement rémunérés s’ils parviennent à le tuer. Un jeune chômeur, interprété par Gérard Lanvin, qui souhaite offrir une vie meilleure à sa compagne, va accepter de jouer le gibier pour cette émission suivie par des millions de personnes. Au fil de sa course soigneusement filmée par des caméras qui le suivent partout, il va comprendre que, comme dans tout programme de télé-réalité qui se respecte, tout est truqué, et va tenter de révéler l’escroquerie. Devenu une star en quelques minutes, il va aussi faire les frais des changements successifs de l’opinion publique à son égard.

Le Prix du dangeest un film glaçant, terrifiant et formidable. Comme c’est souvent le cas avec Yves Boisset, le récit tourne autour d’un homme naïf qui se rend progressivement compte qu’il est broyé par un système. Un système parfois judiciaire (Le Juge Fayard dit « le Shériff »), militaire (Allons z’enfants) ou politique (Espion, lève-toi). Ici, il est médiatique et sociétal. La critique est forte, l’impact ahurissant. Michel Piccoli ne joue pas le rôle principal, mais il est spectaculaire et absolument haïssable, tout en nous montrant une fois de plus sa capacité à distiller de la tendresse et de la fragilité dans des personnages négatifs. Il interprète l’animateur de l’émission et déploie des trésors de veulerie, de démagogie, d’obséquiosité, d’hypocrisie. Boisset et Piccoli raconteront s’être inspirés de Zitrone, de Guy Lux et de Drucker. Le film valut d’ailleurs au cinéaste d’être définitivement interdit sur les plateaux de ces animateurs, qui se sont à juste titre sentis visés. Un casting brillant et des personnages tous plus contestables les uns que les autres: Bruno Cremer, Marie-France Pisier, Jean-Claude Dreyfus. Dans des rôles plus positifs, Andréa Ferréol et l’étoile filante Gabrielle Lazure. Quant à Gérard Lanvin, il débutait quasiment, et il est excellent. Il n’avait en effet pas encore pris cette habitude très regrettable qui ne le quitte plus, celle de se regarder jouer en murmurant ses répliques avec toujours le même air pénétré.

Voici donc une œuvre engagée, osée, dénonciatrice, bourrée d’humour glacial et qui touche extrêmement juste. Piccoli qui, contrairement à Delon ou Belmondo, n’a jamais eu peur de casser son image, s’éclate dans un rôle à la fois caricatural et difficile, et il est l’un des points forts du film. Rappelons pour l’anecdote que Le Prix du danger fut attaqué à sa sortie pour des raisons de présumé plagiat. En effet, il semblait contenir un peu trop de points communs avec le roman Running Man de Stephen King. Les poursuites ne durèrent toutefois pas longtemps. Boisset et ses scénaristes s’étaient en effet inspirés d’une nouvelle intitulée The Prize of Peril, écrite par un auteur de science-fiction américain nommé Robert Sheckley et publiée en 1958... soit vingt-quatre ans avant le livre de Stephen King ! On en profite également pour vous suggérer de voir ou revoir l’œuvre passionnante d’Yves Boisset, qui mériterait bien une rétrospective à la Cinémathèque.

N’oublions pas non plus la grande carrière de Piccoli au théâtre (une cinquantaine de pièces) et à la télévision. Sa prestation dans le téléfilm Dom Juan de Molière, devant la caméra de Marcel Bluwal en 1965, fut une étape importante pour lui et le fit connaître au plus large public. Il y interprétait le rôle-titre, accompagné par Claude Brasseur en Sganarelle. On se souvient aussi de la série Docteur Teyran, datant de 1980 et que l’on trouve également dans le commerce. Piccoli y interprète un médecin obligé de commettre l’irréparable pour sauver sa fille d’une relation dangereuse. Suivront de passionnantes scènes d’enquête et de tribunal interprétées par un prestigieux casting.

Il est évidemment déchirant d’avoir dû choisir dans une filmographie si fournie et comptant tant de merveilleux cinéastes : Renoir, Clair, Buñuel, Ferreri, Vecchiali, Melville, Varda, Resnais, Costa-Gavras, Clouzot, Hitchcock, Sautet, Chabrol, Bellocchio, Tavernier, Chahine, Malle... ça donne le vertige. Alors citons-en encore quelques-uns à ne pas manquer : Le Journal d’une femme de chambre et Belle de jour de Luis Buñuel, Dillinger est mort de Marco Ferreri, René la Canne et Le Trio infernal de Francis Girod, La Nuit de Varennes d’Ettore Scola, Partir, revenir de Claude Lelouch, Espion, lève-toi d’Yves Boisset (obscur mais superbe duel entre Piccoli et Lino Ventura filmé à Zurich), Le Sucre et le magnifique La Passante du Sans-Souci de Jacques Rouffio, qui fut le dernier film de Romy Schneider. De quoi se souvenir de cet acteur inventif et fascinant, qui n’a jamais exigé de jouer des héros et qui nous a offert certaines des scènes de colère les plus grandioses du cinéma, celle de Vincent, François, Paul... et les autres n’étant qu’un exemple parmi d’autres.

Philippe Thonney