Melvil Poupaud: Voyage à Film City

Le 17 décembre 2020

Melvil Poupaud est une de ces figures constantes du cinéma français contemporain, qu’on ne parvient pas à oublier sans même qu’elles essaient de briller. Ayant appris le cinéma enfant auprès de Raoul Ruiz, ami de jeunesse et de métier de Chiara Mastroianni, il a su se tracer un chemin tout en exigence et inattendu, d’Eric Rohmer à Xavier Dolan, de François Ozon à Justine Triet. Débarqué en Chine pour le tournage du film Le Portrait interdit (Charles de Meaux, 2017), il raconte dans un carnet de voyage aux accents de journal intime expériences, rencontres et réflexions nées de ces semaines passées à l’autre bout du monde. Au cours de cette désorientation à la Lost In Translation, il croise donc nombre de visages singuliers - de la joyeuse traductrice Bin, qui l’aide à apprendre ses dialogues, à l’Américain échoué dans ce pays depuis trop longtemps (Bill Murray, est-ce toi?), en passant par tout le petit peuple occupé par le tournage.

Toutefois, nous sont donnés à voir dans ces pages d’autres connaissances, plus fantomatiques mais non moins prégnantes, parmi lesquelles Jean-Pierre Léaud, Lazare ou Ignace de Loyola, moine du XVIIIe siècle et le personnage que Melvil Poupaud incarne. Entre textes et collages, images du passé et du présent, il saisit notamment l’occasion de s’interroger sur son métier, ici en deux portraits d’acteurs. Entre tendresse et cruauté lucide, présentes tant dans les mots que dans les comportements qu’il évoque, il donne à voir quelque chose de peu mis en lumière: les coulisses de l’acteur. Face à la caméra, aux impondérables du tournage (problèmes techniques, autres comédiens, attente, relation essentielle au réalisateur) et face au public, face sombre ou fragile du comédien, il dit ce que les interviews de presse, les magazines people et les films ne laissent que rarement deviner.


02 h 12


Mais bien sûr! me crié-je à moi-même, alors que cette première journée se «dérushe» dans ma tête, m’empêchant de dormir.

Jean-Pierre [Léaud] a totalement raison! Les mots que l’on prononce au cinéma n’ont que très peu d’importance pour l’acteur qui les dit. Il est dans un tel état second au moment des prises, absent au monde, conditionné, autoguidé, qu’il ne pense jamais à ce qu’il dit. Et si, par accident, cela lui arrive, on peut être certain que la prise finira à la poubelle. Bien sûr, avec l’expérience on acquiert une certaine aisance, on connaît la technique, la façon de se placer, le montage… On trouve quelques trucs. Mais cette habitude est un piège, car le plaisir ET la frustration qui nourrissent le vrai jeu de l’acteur viennent de cet état d’inconscience qu’on éprouve en jouant et qui ne peut se «fabriquer». Car le spectateur de l’autre côté de l’écran, lui, n’est pas dupe, et c’est souvent par cet état de fragilité capté par la pellicule - ou, de nos jours, espérons-le, par des 1 et des 0 - qu’il demande à être touché.


Reste au metteur en scène de savoir transformer cette fragilité en force.


[…]


03 h 15


Il y a d’après moi deux types de metteurs en scène. Ceux qu’on admire et ceux qu’on déteste de ne pas réussir à se faire admirer. Il n’y a pas d’entre-deux. Je soupçonne même les acteurs de faire ce métier dans l’espoir de rencontrer des gens à admirer, et de trouver leur plaisir en devenant leur double à l’écran et ainsi d’avoir une chance de s’admirer eux-mêmes, par procuration. Les plus mégalos d’entre eux peuvent aussi s’imaginer que ce processus est réciproque.

Exercer le métier d’acteur, c’est se mettre au service d’une histoire, d’un personnage et d’un metteur en scène. C’est leur prêter son corps, en tout premier lieu, et ses émotions - ou les louer, selon son degré de vénalité ou d’honnêteté. Ainsi, le grand Ma Si Chu An Ni [Mastroianni] lui-même n’hésitait pas à comparer son métier de comédien à celui de pute. Tout simplement.


Faire bien son métier, c’est donc être capable de contrôler son apparence et ses émotions, afin de les livrer au moment nécessaire: quand la caméra est à la bonne place, que l’équipe est prête, que ses partenaires sont concentrés, qu’il y a des piles dans son «HF», etc. Car ce que l’on est censé «donner» doit être capté de façon optimale, sans quoi on risque de passer à côté de la scène. C’est une conscience qu’on acquiert avec l’expérience. Il n’y a rien de plus frustrant que d’avoir l’impression d’avoir livré une bonne performance et d’apprendre, après la prise, qu’il y a eu un problème technique.

Chacun dispose d’une dextérité plus ou moins grande dans la faculté de restituer ses émotions, et ce n’est pas forcément les comédiens les plus «à vif» qui sont les meilleurs. D’autre part, certaines émotions sont plus faciles à maîtriser que d’autres. Ainsi, beaucoup d’acteurs s’accordent à dire que la joie est souvent plus difficile à restituer que la peine. Le sourire, et a fortiori le rire, sont très durs à simuler. Plus durs que les larmes par exemple. Les muscles faciaux réquisitionnés sont souvent plus rigides et plus difficiles à actionner que ceux dévolus aux expressions de la tristesse. C’est pourquoi certains acteurs s’inventent un sourire, qu’ils seront capables de convoquer quand besoin est - et Dieu sait combien il est demandé à un acteur de sourire.

A ce sujet, force est de constater que plus un acteur est populaire, plus il est obligé de sourire, comme si la notoriété s’accompagnait du devoir d’être un bienheureux - ou un benêt - sous peine de décevoir une fanbase qui exige qu’on lui sourie en permanence.


Mais ce masque du sourire répond aussi, selon moi, à une autre exigence, beaucoup plus inconsciente cette fois. Je pense que le fait de découvrir ses dents fait appel à des sentiments archaïques, à nos instincts les plus primitifs. «Montrer les crocs», c’est capter l’attention de son interlocuteur, en le charmant ou en l’impressionnant, en tout cas en le soumettant à la façon des bêtes carnassières prêtes à ne faire, d’un public transformé en brebis, qu’une bouchée.


Le star-système est donc une question d’appétit: plus grosse la faim - ou la peur de manquer - plus importants les moyens mis en œuvre pour se sustenter et arriver en haut de la pyramide.


Voilà pour les vedettes affamées de succès public. Maintenant, il y a une autre espèce, en apparence plus modeste, mais qui en réalité est composée de prédateurs plus terribles encore, qui ont compris qu’ils ne seront jamais rassasiés. Leur faim les dévore eux-mêmes, et nul public, si nombreux soit-il, ne parviendra à étancher leur soif de reconnaissance.

Ceux-là sont des loups solitaires, condamnés à errer dans les sous-bois médiatiques, loin des masses idolâtres qu’ils entendent bêler dans le lointain. Éternellement insatisfaits, il ne leur reste que l’éternité pour sourire.

Enfin.


Melvil Poupaud, Voyage à Film City, Pauvert, Paris, 2017, p. 91 et pp. 142-145.