LUFF 2022: Le cinéma des marges d’hier et d’aujourd’hui

Le 03 novembre 2022

Une fois n’est pas coutume, trois membres de Ciné-Feuilles se sont rendus à la 21e édition du Lausanne Underground Film & Music Festival (LUFF), qui reprenait ses quartiers du 19 au 23 octobre dans différents lieux de la ville, des salles du Casino de Montbenon au cinéma Bellevaux, en passant par l’EJMA ou la galerie Humus. Trois plumes, donc, qui ont uni leurs forces pour rendre compte de quelques titres marquants de cette édition 2022.


Celle-ci s’est ouverte avec la première suisse de Flux Gourmet de Peter Strickland (Royaume-Uni/USA/Hongrie, 2022). Délire cronenbergien sauce menthe, humour anglais de Roumain expatrié à Londres, amour de la provocation et le vaste sujet de la flatulence l’accompagnant, Strickland navigue à vue d’artiste contemporain entre un ton premier degré quasi médical et une ironie burlesque. Il applique avec soin un discours anti-patriarcal sur le rôle de la femme en cuisine, le verbalise puis le détourne d’une fin explicite. Une régalade amère, grande bouffe auditive qui sait entretenir le fantasme du backstage, du hors-champ invisible (des orgies improbables, les luttes internes d’un groupe de rock et la guerre d’ego qui en découle souvent). Multiple et foutraque, le film amuse plus qu’il ne passionne, fait parfois fausse route, mais saisit par bribes une certaine poésie digestive.


Une séance spéciale était proposée après la projection de Flux Gourmet, et mettait à l’honneur Never Gate, un court métrage expérimental suisse décrit comme «psychoactif», réalisé par Elena Montesinos, JD Schneider et «d’autres créatures étranges» en collaboration avec le salon d’art contemporain Art Genève. Il s’agit avant tout d’une expérience sensorielle prenante, déconnectant complètement le public de la réalité. Les mouvements de caméra désorientent et s’apparentent à un grand huit dont on ressort quelque peu déboussolé, sans que cela soit désagréable pour autant. Le rythme soutenu tient en haleine, et malgré l’incompréhension générale, on ne s’ennuie pas. La bande originale construit une atmosphère hors du temps particulièrement adaptée aux décors et à l’ambiance à la fois glauque et féerique. Le travail de postproduction est également remarquable et se met au service d’un univers déjanté agrémenté de personnages plus excentriques les uns que les autres. Never Gate est par ailleurs truffé de références à des œuvres contemporaines et rappelle notamment Melancholia de Lars von Trier. Une expérience hors du commun pour donner le ton de cette 21e édition du LUFF.


Durant les jours suivant cette double projection inaugurale, le public a eu l’occasion de découvrir différentes sélections filmiques originales, à commencer par la Compétition internationale de longs métrages et l’œuvre primée par le Jury, Jethica de Pete Ohs (USA, 2022), qui aborde la problématique du harcèlement via les registres de l’épouvante et de la comédie. Il suit la trajectoire de Jessica, victime des avances incessantes de Kevin, un homme qui la suit partout. Alors qu’elle traverse le désert pour lui échapper, elle tombe sur Elena, une amie d’enfance, et emménage temporairement chez elle. Lorsque Kevin apparaît devant la porte, les deux héroïnes réalisent qu’il s’agit en réalité… de son fantôme! Les plaines du Nouveau-Mexique, filmées en plans larges et fixes, accueillent un récit qui parvient à traiter des sujets graves - le harcèlement, la mort, la solitude - en ménageant des touches d’humour bienvenues. Porté par un trio d’interprètes talentueux, Jethica, malgré un scénario parfois bancal écrit au fil du tournage, impressionne par une légèreté inattendue.


La compétition n’était pas dépourvue d’autres titres mémorables, comme l’éprouvant All Jacked Up And Full Of Worms d’Alex Phillips (USA, 2022). Devant ce film, on pense aux frères Safdie et Good Time, à Gaspar Noé et sa relation cinématographique à la transe par la drogue (Enter The Void), mais également à l’humour incandescent d’un buddy movie comme Las Vegas Parano de Terry Gilliam. Et pourtant, Phillips arrive à imposer un regard nouveau, celui d’une déglingue d’apparence immonde et tortueuse, mais qui dessine les contours métaphysiques d’un trip libérateur (à l’Ayahuasca?), état d’hypnose subconscient difficile à décrire par les mots, mais imagé ici avec intelligence. Émerge même une certaine délicatesse dans un torrent d’horreur et d’ignominie, une libération viscérale des traumatismes passés dans une expérimentation unique. Et malgré des scènes parfois difficilement soutenables, la force de l’amitié et de l’entraide surgit de manière hasardeuse, mais touchante dans cette heure et dix minutes exténuante.


Outre les longs métrages, plusieurs programmes de formats courts étaient proposés, parmi lesquels une série de douze films d’animation. Celle-ci se caractérisait avant tout par son grand éclectisme formel: on y trouvait notamment une œuvre détournant l’esthétique de certains cartoons par la vision à la première personne (No Title, Alexandra Myotte, Canada 2021), un clip vidéo peint mettant en scène le vol d’un canard (Nigel The Gannett, Ariel Kate Sharratt, Canada, 2022), des dessins au crayon et au stylo (Vadim On A Walk, Sasha Svirsky, Russie, 2021) et même des prises de vues réelles réunies par une esthétique du collage (It’s Raining Frogs Outside, Maria Estela Paiso, Philippines, 2021). La plupart de ces films témoignaient également d’un travail méticuleux sur le son, à l’instar des déchirures et des craquements des corps mutilés dans le minimaliste et dérangeant Furia (Julia Siuda, Pologne, 2022). Des corps malmenés constituant par ailleurs un exemple emblématique du ton globalement sombre de cette sélection, qui évoquait tour à tour la dépression (It’s Raining Frogs Outside), la surpopulation (Mui de Weng Chon Wong, réalisé à Macao en 2021 et lauréat de la compétition) ou l’aliénation de l’être humain par la technologie (Birthday [Bad Kid Stuff], Victoria Vincent, USA, 2022). Une place était tout de même accordée aux éclats de rire, notamment grâce à Hotel Kalura (Sophie Koko Gate, USA, 2022) et sa savoureuse sérénade amoureuse psychédélique… dans l’espace!


Si les différentes compétitions du LUFF mettent à l’honneur la création contemporaine, le festival constitue également un moment de choix pour découvrir des films underground plus anciens parfois oubliés par l’histoire du cinéma, à travers plusieurs focus et rétrospectives. L’édition 2022 proposait notamment un programme consacré au mélodrame camp, genre revendiquant une esthétique de l’excès pour élever le mauvais goût au rang d’art. Dans ce cadre, le public a pu visionner une version restaurée de Multiple Maniacs de John Waters (USA, 1970), un film longtemps absent des festivals en raison de problèmes de droits musicaux. Dans ce long métrage largement annonciateur de l’œuvre à venir de Waters, Lady Divine, flanquée d’une bande de truands psychopathes, vole et tue à l’envi les badauds fréquentant le freak show qu’elle anime. Mais son comportement excessif amène ses complices à vouloir se débarrasser d’elle… Dialogues savoureusement grossiers, personnages hauts en couleur, chaos urbain et une séquence de sexe dans une église entrecoupée de scènes de la vie du Christ sont au programme de cette œuvre provocatrice et désopilante.


Le festival proposait également un focus sur le travail du cinéaste étasunien Stephen Sayadian, dont les créations surréalistes contenant leur lot de scènes de sexe ont marqué le circuit des midnight movies. Dans ce cadre était présenté l’étonnant Dr. Caligari, réalisé par Sayadian en 1989, un objet filmique étrange qui se présente comme un remake érotique du célèbre film expressionniste de Robert Wiene sorti en 1920. Cette succession de scènes aux décors stylisés et aux couleurs vives met en scène les expériences du docteur Caligari, une savante aux méthodes peu orthodoxes qui accueille dans l’hôpital qu’elle dirige des patients et patientes aux pulsions sexuelles débordantes. Le jeu frontal des interprètes et les dialogues au ton théâtral provoquent, en alternance, le rire et l’angoisse au fil d’une sorte de rêve éveillé au rythme lent - une dimension onirique qui rappelle pleinement l’ambiance du film original, malgré une série de partis pris esthétiques et discursifs très différents.


Retour vers le cinéma contemporain avec Swallowed, réalisé par Carter Smith, dépeignant un surprenant trafic de drogue: Dom et Benjamin, deux amis d’enfance, se retrouvent plus ou moins malgré eux à devoir servir de mule pour une certaine Alice. Toutefois, le contenu des pochons n’est pas réellement celui qu’ils attendaient... Le film n’est pas aisé à ranger dans un genre précis, car il est d’une douce violence, et ne pourrait être décrit que par des oxymores. Malgré quelques longueurs et une fin bâclée, le récit est plutôt bien rythmé et propose une plongée dans un univers diégétique paraissant paisible, malgré une histoire qui est loin de l’être!


À noter que si Swallowed, présenté le samedi soir, était le film de clôture officiel du LUFF, des séances ont tout de même eu lieu le jour suivant. De fait, il n’est pas anodin que la dernière œuvre véritablement projetée dans le cadre de cette 21e édition, Scream Queens! My Nightmare On Elm Street (Roman Chimienti et Tyler Jensen, USA, 2019), soit intimement liée au long métrage de Carter Smith. En effet, Mark Patton, qui fait l’objet de ce documentaire, incarne dans Swallowed le personnage à la tête du réseau de drogue, instigateur d’un tournant narratif centré sur l’homosexualité - un sujet présent dès le début du film, mais relativement accessoire pour le déroulement du récit. Scream Queens! retrace quant à lui la vie de Patton, acteur clé du deuxième volet de la franchise Les Griffes de la nuit, sorti en 1985. À la sortie du film, le comédien a été qualifié de «Scream Queen» et a fait face à des insultes homophobes en tout genre. Au fil du témoignage de l’acteur, l’œuvre pointe les éléments qui ont fait de Freddy 2 «le film d’horreur le plus gay de l’histoire». Patton revient sur sa carrière - qu’il est d’ailleurs en train de relancer - et son engagement envers la communauté LGBTQ+ dont il fait partie. La réception du documentaire à sa sortie en 2019 fut un franc succès au sein de cette dernière, puisqu’il a notamment reçu le GLAAD Media Award for Outstanding Documentary en 2021. La séance a offert au LUFF un point final de choix en lui permettant de s’achever sur une note légère emplie d’espoir, un dimanche soir pluvieux.


Fanny Lamoureux, Pierig Leray, Noé Maggetti