LUFF 2020 : Entretien avec Maxime Lachaud

Le 05 novembre 2020

Maxime Lachaud est l’auteur de plusieurs ouvrages consacrés à la littérature et au cinéma, parmi lesquels Harry Crews, un maître du grotesque (K-Inite, 2007) ou Redneck movies: ruralité et dégénérescence dans le cinéma américain (Rouge Profond, 2014). Il est également actif en tant que journaliste, réalisant des entretiens pour différents médias radiophoniques et télévisuels, et écrivant également pour des revues et fanzines. Spécialiste de plusieurs courants musicaux, comme le minimalisme, l’industriel ou la cold wave, il exerce par ailleurs l’activité de réalisateur.

Cette personnalité aux facettes multiples était invitée cette année par le LUFF pour présenter son premier long métrage, Texas Trip - A Carnival Of Ghosts, coréalisé avec Steve Balestreri, ainsi que pour proposer une carte blanche autour de l’onirisme au cinéma, en lien avec son ouvrage à paraître aux éditions Rouge Profond intitulé Potemkine et le cinéma halluciné. Ciné-Feuilles a eu la chance de le rencontrer entre deux projections pour lui poser quelques questions sur sa réalisation et sa sélection de «films-rêves».


Ciné-Feuilles Ton film Texas Trip - A Carnival Of Ghosts part d’une réflexion sur la disparition de la culture des drive-in au Texas, pour donner ensuite à voir le quotidien de plusieurs artistes et performeurs de la scène artistique underground de cette partie des États-Unis. Quelles sont les raisons de ce glissement, qui se fait de manière très fluide dans le long métrage?


Maxime Lachaud Il faut que je revienne aux bases du projet. Au départ, Texas Trip, c’est le titre de la traduction en français du recueil By Bizarre Hands de l’auteur texan Joe R. Lansdale. Le traducteur avait choisi ce titre parce qu’il renvoyait à une compilation de musique bizarro-indépendante texane. Dans cet ouvrage, qui m’a beaucoup marqué à l’adolescence et qui m’a sensibilisé à la culture du sud des États-Unis, il y avait une nouvelle intitulée «Derrière le pare-brise, l’enfer» qui parlait de l’expérience des drive-in, des projections en plein air pendant la grande époque du cinéma d’exploitation, qui étaient décrites comme des microcosmes marginaux dans lesquels il y avait du spectacle autant sur les banquettes arrière que devant l’écran, et ça avait l’air totalement fou. Je pensais que c’était un récit de fiction, mais en fait, c’était la réalité de l’expérience de Lansdale. En 2006, je suis revenu sur ce texte, et j’ai eu envie de voir ce qui restait du Texas qui y était décrit. Un autre élément déclencheur a été la lecture d’une lettre de Mitch Cullin, un auteur, texan d’origine, parti vivre à l’étranger, qui racontait avoir découvert, lorsqu’il est revenu dans la région où il a grandi, que les drive-in de son enfance avaient totalement disparu. J’ai donc amassé beaucoup de documentation, ça me fascinait comme un mythe américain, mais aussi comme un fantasme, pour nous, Européens, dans notre représentation d’une Amérique un peu marginale, délirante. Je suis aussi entré en contact avec Lansdale, et en parallèle, j’ai parlé de ce projet à Steve [Balestreri, le coréalisateur, ndlr], avec qui je travaillais à l’époque sur une télévision culturelle, et on a commencé à le penser ensemble.

On a obtenu des financements pour aller faire des repérages sur place, et on a cherché à voir des drive-in, notamment ceux qui étaient cités dans la nouvelle, mais ils avaient tous été détruits, on n’a trouvé que des ruines. Les seuls qui restaient en activité, c’étaient un drive-in porno et quelques autres lieux exploités dans une sorte de regret d’une époque, mais ils étaient contraints à passer des blockbusters, et tout l’esprit d’origine était perdu. On a rencontré Joe R. Lansdale, et pour lui, cette culture est morte et enterrée; tout ce qu’il en reste, c’est une nostalgie dans laquelle tout est du faux, du factice. On s’est donc vraiment retrouvé face à des ruines et des fantômes: des écrans défraîchis, des restes de ciment, qui portent la poésie d’un temps qui a été et qui n’est plus, de rêves qui sont morts. Cela nous a donné envie de créer une sorte de rituel dans ces espaces, de partir de quelque chose de détruit pour aller vers une forme de création.

Quand on a fait ces repérages au Texas, on logeait chez des amis musiciens, mais que je n’avais vu jouer qu’en Europe. Le fait de les voir dans ce contexte particulier, avec leurs problèmes financiers, leur isolement, leur profonde mélancolie et leur besoin de survivre à tout prix par la création, a rendu évident qu’il fallait les faire peupler le film, les mettre au centre. En effet, ces artistes ont grandi avec la culture des drive-in, avec ces films de monstres ou de bombe atomique souvent mis au ban du «grand cinéma», et ils acceptent totalement leur rôle de freaks, de monstres dans la société. Ils le revendiquent même, à travers leurs costumes, leurs masques, l’aspect spectaculaire de leurs performances, ou même leur travail sur leur propre chair. C’est ainsi qu’une filiation s’est faite entre la figure du monstre qu’ils incarnaient et la culture de la marge liée aux drive-in et aux films que l’on pouvait voir dans ces lieux. Le prologue du documentaire est une célébration funèbre de ce qu’étaient les drive-in, qui sont des lieux aujourd’hui marqués par une vie spectrale, et par la suite, on se met en position de suivre les spectres que sont ces artistes.


CF Le film joue en permanence avec les frontières entre le documentaire et la fiction fantastique. Les personnes filmées ont-elles influencé cet aspect de la réalisation?


ML Les protagonistes du film sont des artistes qui créent des fictions personnelles à travers un alter ego, auquel ils s’identifient lorsqu’ils sont en représentation. Ils travaillent donc sur le fantasme, l’illusion, la figure de l’autre, un autre qui se retrouve en eux. Je vois le film comme une œuvre anthropologique, ethnographique: on n’a pas déformé les choses, ce Texas underground existe, même s’il est peu représenté sur internet ou ailleurs, ce sont des personnages réels, c’est leur quotidien. Mais leur esthétique si particulière a amené le documentaire ethnographique à basculer du côté du fantastique. Dans certaines performances intégrant des fumigènes, des jeux de lumière, des stroboscopes, le public devient totalement spectral, on dirait du Argento ou du Carpenter. Cela nous a conduits à vouloir donner au film une ambiance d’hallucination: pour donner à voir les fantasmes qu’on avait construits autour de cette région, il fallait aussi que cela ressemble à un rêve.


CF Tu proposes cette année au LUFF une carte blanche consacrée à l’onirisme au cinéma. Qu’est-ce qu’un «film-rêve»? Texas Trip en est-il un?


ML La catégorie des «films-rêves» réunit différents types d’œuvres: le film de transe - comme les courts métrages de Jean Genet ou de Maya Deren et Alexander Hammid - qui offre une plongée dans les désirs, les fantasmes et l’inconscient d’un protagoniste qui est souvent le réalisateur; les films-trips, qui donnent l’impression d’avoir pris des drogues quand on les regarde - comme Aguirre, la colère de Dieu de Werner Herzog; ou encore le cinéma hypnagogique, cherchant à capter l’invisible à travers une représentation du somnambulisme et de l’état entre la veille et le sommeil - par exemple Cœur de verre de Herzog, pour lequel tous les acteurs ont été hypnotisés pour avoir accès à une autre réalité que la nôtre. Ces films impliquent aussi des errances, avec des personnages perdus entre deux mondes, comme dans Vampyr de Dreyer, qui est pour moi le pur film hypnagogique, avec un protagoniste passif, ahuri, qui assiste

à des choses dont on ne sait pas si elles sont réelles ou pas.

Pour moi, Texas Trip est un «film-rêve» parce qu’il est rempli de sortes de décrochages du réel, les personnages ont souvent le regard ailleurs, les yeux un peu fermés. C’est comme cela que des rêveries se mettent en place, on se demande si le film n’est pas un emboîtement de songes, comme des poupées russes qui construiraient un grand rêve. Les personnages de Texas Trip, comme Mother Fakir [l’alter ego d’un des protagonistes du film, ndlr] ou Tina, cette jeune fille qui se maquille et crée son propre langage par des incantations, sont des figures de l’entre-deux. Enfin, Texas Trip a en partie été inspiré pour ma part par un grand «film-rêve», le Satyricon de Fellini, qui obéit complètement à une logique onirique, jusqu’à cette scène finale où les personnages que l’on a suivis ne sont plus que des traces sur des ruines.


CF Ces films oniriques, comme Texas Trip, impliquent un rapport tout particulier au temps et à l’espace. Peux-tu nous en dire plus?


ML La Clepsydre, qui est un film-somme sur la question du rêve au cinéma, implique des passages très fluides entre différents espaces, dans une temporalité ralentie. Il y a une véritable réflexion sur le temps. Texas Trip intègre lui aussi une réflexion sur le temps et la mémoire à travers la création: un des personnages, Grady, parle du fait que quand il crée, il réactive simplement sa mémoire, et que ses œuvres ne sont que des souvenirs qui reviennent. Comme la mémoire et le temps sont au centre du film, on parle aussi du rêve, parce que la notion de temps, dans les rêves, a sa propre logique, qui n’est pas du tout chronologique. On n’aurait pas pu faire un film dans une narrativité traditionnelle, avec des événements qui se suivent de manière réaliste, même si c’est un documentaire. Parce que dès le départ, en partant des ruines de la culture des drive-in, la question du film était le temps.

En ce qui concerne l’espace, il peut être mis en lien avec un aspect de la tradition orale du sud qui m’intéressait particulièrement: la présence du conte. Dans ces régions, les gens se mettent sur le porche des maisons et se racontent des histoires, parfois en exagérant pour les rendre plus excitantes. Quand on est allés chez les personnages du film, on s’est aperçu qu’ils vivaient dans des petites maisons avec une architecture très typique et que leurs concerts eux-mêmes se passaient dans des lieux qui ressemblaient à des petites boîtes. Ces petites boîtes où il se passe des choses mystérieuses, dans lesquelles des gens font des sortes de rituels bizarres, presque fantastiques, cela me plaisait énormément, et cela m’a rappelé cette tradition du conte. C’est un élément spatial, architectural, qui contribue à la qualité un peu irréelle du film.

L’espace et le temps fonctionnent ensemble. On a énormément filmé des espaces, toujours vides, mais qui gardent la trace des fantômes: une petite baraque en bord de route où une poupée a été posée, une vieille station essence vide, des lieux fabriqués par des humains qui ne sont plus là, devenus spectraux. Et quelque part, l’humain, on l’a retrouvé à travers nos personnages, qui ont repeuplé ces endroits.


CF Comment s’est déroulé le processus de réalisation?


ML Pour ma part, Texas Trip est mon premier long métrage, même si j’avais déjà fait du travail vidéo, surtout musical, auparavant. Quant à Steve, il a une réflexion sur l’image qu’il développe depuis plus de vingt ans. Il ne connaissait pas du tout cette culture du sud des États-Unis avant de faire le film, alors que j’étais de mon côté totalement passionné par ça. Cette différence dans le rapport à ce qu’on filmait a créé des discussions très fructueuses.

L’image était déjà pensée dans le scénario, en lien avec mon travail de recherche. Texas Trip est un documentaire très écrit, mais qui laisse de la place à l’improvisation. Par exemple, on a d’abord fait des interviews normales avec les personnages, sur des années. Mais on avait tellement abordé le sujet que quand est venu le temps de faire le film, nous avons voulu que tout soit dit via des discussions entre eux, pour que le côté interview s’efface totalement, parce que ça aurait gâché la dimension de trip du film.


CF Enfin, comment décrirais-tu le lien qui unit ta pratique de réalisateur et tes autres activités, notamment de chercheur et de journaliste?


ML Pour moi, mes différentes activités font partie d’un même tout. Parfois, il y a des projets où j’ai besoin d’être dans l’image, parfois dans l’écrit. Dans tout ce que je fais, je travaille énormément sur des fantômes, ma musique ne parle que de fantômes, et Texas Trip aussi. Et on retrouve également cela dans le livre sur les «films-rêves» que j’ai écrit, Potemkine et le cinéma halluciné qui est tout autant une réflexion sur le temps et la mémoire. Les protagonistes du film, j’ai fait des programmes radio avec eux, j’ai organisé des tournées, on a fait des projets musicaux ensemble, et il y en aura d’autres. Tout se nourrit de tout. Je ne peux pas me limiter à un seul média. Je suis à la fois réalisateur, auteur, essayiste, cela fait partie d’un tout que j’ai nourri sur des années. Et si tous ces fantômes m’obsèdent, c’est parce que je les porte en moi aussi.


Propos recueillis par Noé Maggetti