Love Is Blind de Chris Coelen pour Kinetic Content
Le 26 mars 2020
Trente hommes et femmes espèrent prouver que l’amour peut être aveugle. Ils ne peuvent que se parler à travers une paroi fluorescente, dans deux espaces différents, et enchaînent les rendez-vous amoureux sans se voir, juste en s’écoutant. La rencontre avec l’être aimé aura lieu dès que l’un des deux demandera l’autre en mariage. LA télé-réalité Netflix de 2020: attention les yeux!
Il y a tant à dire, et en même temps rien du tout, sur la version anglophone adaptée de «Mariés au premier regard» (M6). D’abord, quelques détails supplémentaires sur le déroulement de l’expérience: si le courant passe entre deux personnes, elles se fiancent et finissent par se voir. Elles vont ensuite vivre ensemble pendant trois semaines - c’est d’ailleurs souvent là que les ennuis commencent. Enfin, vient le moment de passer devant l’autel, et de dire oui - ou éventuellement non - pour toute la vie. Les candidats et candidates ont été soigneusement sélectionnés: le casting s’est déroulé sur l’application de rencontre Tinder et via les réseaux sociaux. Pour une émission qui désire davantage miser sur l’amour intellectuel que sur l’apparence physique, il est tout de même intéressant qu’elle ait choisi en très grande majorité des personnes conformes aux standards de beauté actuels. Il est également fortement probable que l’émission ait réalisé des partenariats commerciaux avec des marques de faux-cils, de robes moulantes et de chaussures à talons vertigineux. Les mecs, quant à eux, débarquent la plupart en tongs et en tee-shirt tout simple, un certain décalage.
Les aspirants à l’amour aveugle sont présentés au fur et à mesure, avec des effets visuels et un montage digne des plus grandes émissions de télé-réalité (cherchez l’erreur). On sent bien que beaucoup de scènes ont été coupées et la musique vient quant à elle compléter les quelques moments de silence dans les confessions; elle est de deux types uniquement : violon dramatique et paroles de chansons d’amour au-delà du kitsch lorsque les révélations se font intimes et émotionnelles, et suspense insoutenable avec effets sonores de film policier à grand budget lorsque Machin demande Machine en mariage : va-t-elle dire oui ?!
La première union est d’ailleurs spectaculairement rapide. Premier épisode, premier mariage entre Cameron et Lauren, lui blanc, elle noire. Ils sont tout amoureux, et, à leur première rencontre, découvrent tout à coup leur différence de couleur de peau. Oups. Comment le couple va-t-il gérer cela ? Les demandes de fiançailles se précipitent ensuite en veux-tu en voilà : Kelly et Kenny, Giannina et Damian, Amber et Barnett, Jessica et Mark, Diamond et Carlton. Comprenez-bien: Jessica en pince pour Mark et Barnett; Barnett en pince pour LC, Amber et Jessica; Mark en pince pour Jessica; Amber pour Barnett. Vous l’avez ?
Enfermés séparément dans une maison dont la cave se vide doucement mais sûrement, les candidats des deux sexes (souvent un peu pompette) qui se sont demandé en mariage, peuvent se rencontrer une fois, puis partent en lune de miel dans un hôtel «romantique» au Mexique. Surprise, ils sont tous dans le même, et alors que chaque couple découvre le corps de l’autre, établit une relation physique, tous les duos sont invités à voir en vrai les personnes avec qui ils ont eu des rendez-vous galants quelques jours auparavant. Un joyeux bordel se met alors en place, et c’est à coup de comparaison, de discussion derrière le dos, de secrets, que certains couples se défont, que d’autres se fragilisent. Dernière étape, la plus croustillante et la plus cruelle: le mariage. Humiliation totale devant toute la famille et les amis lorsqu’un des deux renonce, de manière assez sensée, à se marier avec une personne qu’il ou elle a rencontrée deux semaines plus tôt, versus succès absolu du concept d’amour aveugle lorsque le mariage se déroule sans encombre, et deux «I do» sont prononcés.
Cette série est tristement addictive, affreusement intéressante, médiocrement humaine. La vitesse de connexion émotionnelle entre deux personnes qui déclarent ne s’être jamais autant attaché à quelqu’un en si peu de temps est effroyable. Dans quel monde vivons-nous ? Un monde dans lequel la vie privée et la vie publique ne sont plus distinctes, dans lequel la relation amoureuse doit être une course dont seuls sortiront victorieux les couples - hétérosexuels - mariés ? Les discours que cette émission propose sur l’amour, le couple, les enjeux de la séduction, le mariage, le divorce, la famille, les enfants, l’amitié homme-femme sont extrêmement problématiques. Et qu’en est-il de tous les autres qui ne se sont pas fiancés, sont oubliés, même pas montrés à l’écran. C’est aussi - et peut-être surtout - leur expérience qui m’intéresse: comment ont-ils vécu tout cela, cet apparent «échec» ? Comment vivre le célibat (entendez le non-mariage) dans une société qui incite à l’amour aveugle et à l’union éternelle devant Dieu en deux semaines ? Le succès médiatique de ce genre de télé-réalité questionne profondément sur la nature de nos relations sociales, notre capacité à créer du lien véritable, dans une société qui nous incite à toujours faire mieux, et surtout plus vite. L’amour à l’écran, ce n’était pas forcément mieux avant ni maintenant, mais en période de quarantaine, ça a apparemment ses avantages.
Distribution Netflix. Saison 1 - 11 épisodes d'env. 50'. Télé-réalité. Âge 7. Note 8
Camille Mottier