Locarno Film Festival - 4-14 Août

Le 26 août 2021

GIONA A. NAZZARO: «LE PUBLIC NOUS A MANQUÉ»


À quelques jours de la fin des festivités, le nouveau directeur artistique du Locarno Film Festival a évoqué sa ligne éditoriale, les plaisirs qui toujours le guident et les souvenirs d’enfance. Rencontre.


En plein cœur de la ville italophone accueillant la 74e édition du Locarno Film Festival, Giona A. Nazzaro, nouveau directeur artistique, enchaîne encore les rendez-vous à trois jours du clap de fin. L’homme de 55 ans nous reçoit dans son petit bureau, les yeux rieurs parfaitement en phase avec ses lunettes aux couleurs du léopard. Il ponctue ses déplacements par quelques phrases dans un français remarquable. Ce natif de Zurich multilingue, qui collabore déjà depuis plusieurs années avec le festival tessinois en tant que modérateur, a travaillé pour d’autres prestigieuses manifestations: entre autres Visions du Réel, à Nyon, où il a occupé un poste de programmateur, la Mostra de Venise en tant que délégué de la Semaine de la critique ainsi que le Festival international du film de Rotterdam, dans le comité artistique. Aussi critique, professeur à Milan et auteur de nouvelles et de plusieurs ouvrages sur le cinéma, le passionné semble déjà nostalgique de cette première fois.


AK Comment vous sentez-vous?

GAN Triste évidemment, car j’aimerais bien que le festival ne se termine jamais. En novembre, quand notre président Marco Solari nous a annoncé qu’on allait tout faire pour ouvrir la Piazza Grande en 2021, on était content tout en sachant que le défi serait immense. Et aujourd’hui nous sommes là, malgré la pandémie. Je sens que les gens ont attendu l’événement avec impatience. Le public aussi nous a manqué.


AK Qu’est-ce qu’un festival réussi?

GAN Il atteint son but quand le spectateur ne sort pas des salles pendant la projection et qu’il est prêt à revenir le lendemain. Plus un festivalier rentre chez lui les valises remplies de films dont il se souviendra longtemps, plus nous avons rempli notre mission.


AK Vous dites souvent que le plaisir vous guide dans vos choix artistiques. Sentez-vous que l’émotion est transmise aux spectateurs cette année?

GAN Premièrement, ce principe de plaisir doit être partagé. S’il reste solitaire, c’est autre chose… J’espère en tout cas que le public perçoit le moteur qui nous a accompagnés, mon équipe et moi, durant toute la sélection. Même si certains films peuvent être moins appréciés, je désire en tout cas qu’il ressente notre envie d’établir un dialogue entre lui et l’œuvre. Il fallait à tout prix éviter de ne choisir des films que pour un public d’initiés. L’idée était d’avoir un programme articulé, comme une partition de musique, avec une histoire, une mélodie. Aussi parfois avec des notes plus obscures, mais qui sont toujours capables d’atteindre les gens. Plus concrètement, dans le film d’action déjanté Cop Secret par exemple, c’est le plaisir de la première fois. C’est jouissif de découvrir un tel long métrage produit en Islande. Mais on peut aussi être émus par A New Old Play, réalisé par un Chinois qui raconte l’histoire de son pays à contre-courant de la version officielle de l’intelligentsia. Bien entendu le récit est complexe pour quelqu’un qui ne connaît rien de la Chine, mais au final les nombreuses strates permettent à tout le monde d’en profiter. Il fonctionne en fait exactement comme Le Dernier Empereur de Bernardo Bertolucci: il faut juste s’installer dans un nouveau décor paraissant d’abord étrange, puis faire confiance au réalisateur et se laisser porter.


AK Avez-vous le sentiment d’avoir pris de gros risques pour votre première édition?

GAN Pas du tout. Un programmateur ne prend des risques que lorsqu’il sélectionne des films dont il n’est pas convaincu. Je sais que je choisis toujours un objet en âme et conscience, jamais par opportunisme! Si un spectateur me dit qu’il l’a détesté, je peux le comprendre et en discuter avec lui. Mais je saurai que je l’ai aimé avec grande conviction. La nuit, ça me permet de dormir sereinement, en fait. Vous savez, je suis aussi critique de cinéma. Et dans ce rôle, j’ai toujours décidé de ne jamais écrire au sujet d’œuvres que je n’aime pas. C’est une perte de temps.


AK Vous présentez aussi de nombreux films de genre. L’éclectisme dans la programmation est-il votre marque de fabrique?

GAN Ce n’est pas de l’éclectisme, mais des choix de regards fédérateurs, par rapport à d’autres qui ne le sont pas. Je ne supporte pas l’idée qu’il faille mettre un peu de tout dans un festival. Encore une fois, il y a toujours un vrai choix. On crée une relation par rapport à un positionnement face au monde.


AK Vous semblez aussi ouvert au changement de panorama visuel, avec notamment la présence de Netflix à Locarno. L’avenir des festivals se fera forcément avec les plateformes?

GAN Le problème, c’est que l’avenir des festivals doit composer avec l’évolution de l’industrie. Et là, la question devient plus complexe. En tant que cinéphile qui a grandi dans les salles, il est clair que cela m’inquiète. Mais il faut bien comprendre que c’est toute l’industrie qui est en train de changer. Il n’y a pas le cinéma d’un côté, et en face un méchant qui provoque un tremblement de terre et qui est en train de tout détruire. Il y a juste un changement de paradigme à prendre en considération. Il faut vivre avec son temps, tout en gardant la même rigueur dans la sélection.


AK Quels films avez-vous eu un plaisir tout particulier à redécouvrir avec le public cette année?

GAN Malheureusement je n’ai pas eu le temps d’en revoir beaucoup. Mais j’ai pu profiter de Belle, un film d’animation de Mamoru Hosoda, sur la Piazza Grande, avec mon fils de 23 ans. Le réalisateur japonais avait notamment réalisé Digimon Adventure, dont nous parlions beaucoup avec mon fiston quand il était petit. C’était un grand plaisir de retrouver avec lui un cinéaste qui nous a aidés à dialoguer.


AK Comment le cinéma est-il venu à vous?

GAN La première fois que j’ai fait un choix conscient, c’était pour aller voir Les Dents de la mer de Steven Spielberg. Mon père ne voulait pas. Mais je me suis débrouillé pour récolter l’argent nécessaire pendant une semaine. Ensuite, ce fut Star Wars, puis Les Guerriers de la nuit de Walter Hill. En vivant en Suisse, je ne pouvais avoir accès qu’à certains films étant gamin. Mais quand je partais en vacances, dans mon village au sud de l’Italie, c’était autre chose. J’allais voir n’importe quel nanar! Puis le cinéma d’auteur est venu à moi en découvrant Ingmar Bergman. Mais je dois avouer que j’ai cru que Cris et chuchotements était un film d’horreur! Une de mes autres premières grandes découvertes a été Luis Buñuel, lors d’une rétrospective qui passait à la télévision. Pour un gamin qui a grandi dans une ambiance catholique, voir un film comme La Voie lactée est forcément un choc culturel.


AK Finalement, diriez-vous que le cinéma peut changer le monde?

GAN Certainement. Le cinéma change le monde. D’une certaine manière, Roberto Rossellini a restitué la dignité à l’Italie. Et en faisant cela, il a créé l’Italie moderne. Ce n’est pas la politique qui a fait ça, c’est Rossellini. Et cela m’étonne toujours de voir qu’il n’y a pas de statue dans nos villes pour rappeler ce qu’il a fait. Il a tourné Païsa dans toutes les régions du pays, fédérant tout le pays. Et à travers Europe 51, il a dressé un état de santé du continent entier avant même que le concept d’Europe existe. Le cinéma a une force bénéfique qui peut changer le monde, car il est un art collaboratif, utopique, du regard, de l’imagination. C’est l’art de la projection.


Propos recueillis par Adrien Kuenzy




DANS LES TENEBRES


Plusieurs films en Compétition officielle du Locarno Festival se sont révélés à la fois sombres et exaltants. Survol non exhaustif et subjectif pour mettre en lumière de belles pépites internationales.


La Compétition internationale a plongé le public du Locarno Festival dans les tréfonds de l’âme humaine, une grande partie des longs métrages dépeignant des univers lugubres, sans ne rien ôter au plaisir du spectateur. Car la part obscure du monde, à travers le prisme d’un cinéma de qualité, n’est-elle pas toujours fascinante?


Avant toute chose, notons que le palmarès de l’édition composée de dix-sept œuvres est décevant: le Léopard d’or a été décerné au film de l’Indonésien Edwin, Seperti Dendam, Rindu Harus Dibayar Tuntas (La Vengeance m’appartient, tous les autres paient cash), une histoire d’amour mal ficelée et teintée de scènes de combats qui n’ajoutent aucun piquant. Tout comme le Prix de la mise en scène récompensant Abel Ferrara pour son Zeros And Ones est frustrant. Le long métrage relate l’errance ennuyeuse d’un soldat américain (Ethan Hawke) dans une Rome aux ambiances maladroitement post-apocalyptiques. Dans une interview qui survient dans un prologue surprise, l’interprète déclare d’ailleurs, avec humour, n’avoir pas compris l’histoire, laissant, espérons-le, le public un peu moins seul. Heureusement que le puissant A New Old Play du Chinois Qiu Jiongjiong a bien mérité le Prix spécial du Jury. En trois heures, l’œuvre brosse le portrait magnifique d’une troupe de théâtre, tout en éclairant l’histoire mouvementée d’un pays. Mais oublions les honneurs officiels, sauf pour conclure que près de la moitié de la sélection n’en méritait aucun.


Aux portes de l’enfer


Dans des univers fantastiques d’abord, trois films se sont démarqués. À commencer par After Blue (Paradis sale) de Bertrand Mandico. Quatre ans après le sublime Les Garçons sauvages, le cinéaste français persiste dans des atmosphères étranges et glauques, alliant toujours avec brio l’extravagance et l’aventure inspirée du western. «Je m’appelle Roxy, mais les filles du village m’appellent Toxic»: c’est à travers les mots d’une jeune femme aux cheveux blond platine que le récit démarre. Dans le décor surréaliste de la planète After Blue, l’énigmatique personnage révèle que la Terre étant malade, il a fallu trouver un nouveau lieu pour éviter la disparition de l’espèce humaine. Mais depuis que Roxy a déterré une créature diabolique, l’harmonie qui régnait entre toutes les communautés a été brisée. Roxy et sa mère Zora partent alors à la recherche de l’origine du mal, sous la menace de leurs semblables. Portés par un jeu finement exagéré, les personnages évoluent dans un monde sans hommes, là où les fantasmes sexuels côtoient de près les peurs les plus enfouies. Un pur régal, non sans humour.


C’est dans un milieu plus sobre que transporte le majestueux Al Naher du Libanais Ghassan Salhab. Un homme et une femme se retrouvent dans un restaurant situé au milieu des montagnes. Alors que cette rencontre prend des allures de passion amoureuse en perte de vitesse, le ciel s’assombrit soudainement, laissant les deux amants face aux bruits inquiétants d’avions de guerre. Dès lors le couple se perd dans une nature qui paraît inhabitée, surpris par des sons provenant d’un autre monde. Jusqu’à se noyer dans la pure folie: lentement, tout semble disparaître, tout comme les sentiments entre les deux êtres. Dans un même esprit, Soul Of A Beast de Lorenz Merz, le seul long métrage suisse de la compétition, marque aussi par sa représentation fantastique des passions de Gabriel, un adolescent qui fait face à son rôle de père dans un monde hostile et qui rêve de partir très loin avec sa nouvelle conquête. Ou quand le cœur et l’instinct doivent composer avec la raison, faisant surgir par-ci par-là, en pleine ville, des bêtes immenses aux yeux phosphorescents. Le résultat reste toutefois assez bancal malgré les prouesses techniques, car il repose en grande partie sur une succession de dialogues extrêmement explicatifs.


Tristesse au quotidien


À une autre échelle, le monde de Solange, 13 ans, s’effondre aussi lorsqu’elle comprend que ses parents (interprétés par Léa Drucker et Philippe Katerine) sont en voie de séparation. À l’aide d’une mise en scène sobre et un cadrage soigné, la réalisatrice française Axelle Ropert (déjà présente au festival avec La Prunelle de mes yeux en 2016), prend le contre-pied de la représentation aujourd’hui banale de l’adolescence, en prouvant qu’un jeune personnage n’a pas besoin de fugues ni d’addiction au téléphone portable pour vivre pleinement à l’écran. Ici l’apparente simplicité du récit ainsi que la bienveillance de Solange offrent de beaux instants suspendus, à l’image du regard caméra de Solange en fin de récit qui interroge le spectateur, de la même manière qu’Antoine (Jean-Pierre Léaud) dans Les Quatre cents coups de François Truffaut.


De façon plus conventionnelle, le cinéma français était encore présent à travers le poignant La Place d’une autre d’Aurélia Georges. Durant la Première Guerre mondiale, Nelie (Lyna Khoudri, émouvante) une infirmière au front, décide de prendre l’identité de Rose (Maud Wyler), une femme de bonne famille qui meurt sous ses yeux. Avec ses nouveaux papiers, elle trouve refuge et un statut auprès d’une vieille amie de la famille, Madame de Lengwil (Sabine Azéma). Lorsque Rose finit par ressurgir contre toute attente, le sang-froid et les mensonges deviennent la seule possibilité pour la première de garder sa place et la confiance de sa famille d’accueil. Ici chaque échange de regard évoque à merveille la difficulté de revenir en arrière, jusqu’à la chute qui dépasse aussi toutes les attentes.


Notons encore dans la sélection la présence d’un dernier film tristement bouleversant. Dans Luzifer de Peter Brunner, Johannes (Franz Rogowski, méconnaissable), un trentenaire qui a gardé son âme d’enfant, vit isolé dans la montagne avec sa mère tatouée et très croyante. Les deux pratiquent quotidiennement des rituels et prient. Mais quand le monde moderne fait irruption dans leur vie et que le tourisme menace de les déloger, cet équilibre finit par se muer en véritable cauchemar. Le cinéaste autrichien parvient à créer un univers teinté d’onirisme - quand le duo prend le temps de parler aux morts et de remercier la nature, l’image emboîte le pas - dans une histoire inspirée de faits réels. Un coup de maître qui puise sa force autant dans le jeu des acteurs, les plans qui suggèrent plus qu’ils ne montrent - le hors champ recèle ainsi des nombreux mystères qui résonnent à l’image - que dans des propos très actuels. Les drones, qui encerclent les personnages durant tout le film, finissent d’ailleurs par se tourner en direction du spectateur. Le mal est partout.


Adrien Kuenzy




DES MARGINAUX EN QUETE DE SOI


Dans la sélection compétitive «Cineasti del presente» sont retenues des œuvres de nouveaux cinéastes, réalisant leur premier ou deuxième long métrage. Si certains films nous ont véritablement conquis, la plupart d’entre eux, sans être mauvais, n’avaient rien de remarquable. Retour sur le palmarès qui croise en partie les meilleurs films découverts cette année au Locarno Film Festival.


Le Jury de cette 74e édition, composé de femmes - l’actrice Agathe Bonitzer, la réalisatrice Mattie Do et la directrice de festival Vanja Kaludjercic - a décerné le Pardo d’oro au documentaire Brotherhood. Contemplatif, le film de Francesco Montagner suit la trajectoire de trois frères après l’emprisonnement de leur père, prédicateur extrémiste accusé de terrorisme. Durant ses deux années d’absence, les liens de la fratrie se délitent tandis qu’ils évoluent dans un milieu rural de Bosnie, entourés de moutons qu’ils ont à charge. Malgré la méfiance du père, le réalisateur est parvenu à conquérir la confiance de la famille et à dévoiler, toujours avec pudeur, l’intimité de ces hommes qui peinent à s’affirmer et trouver leur rôle, grandissant dans l’ombre d’un père menaçant.


Grande déception quant au Prix spécial du Jury, octroyé à L’Eté l’éternité d’Emilie Aussel. Commençant comme un film de Rohmer - la qualité des dialogues en moins - avec des conversations d’adolescents sur l’amour, il nous perd entièrement après le drame qui menace l’amitié de ces jeunes, alors qu’accusations et reproches viennent parachever l’artificialité du jeu des interprètes.


Hleb Papou remporte avec Il legionario le Prix du meilleur réalisateur émergeant de la ville et de la région de Locarno. Divertissant, le long métrage porte sur deux frères noirs issus d’un milieu défavorisé. Tandis que l’un vit dans une maison occupée avec leur mère, l’autre, Daniel, a infiltré la police anti-émeute de Rome. Ce secret est mis à rude épreuve lorsque sa faction a pour mission de déloger, non sans violence, les habitants de la maison en question. Montrant bien le paradoxe de la situation de Daniel qui, tout en étant initialement un marginal, travaille pour une justice qui est précisément à l’origine de cette exclusion, le film, hélas, ne va pas au-delà de ce constat.


Saskia Rosendahl reçoit le Prix, mérité, de la meilleure actrice pour Niemand ist bei den Kälbern de Sabrina Sarabi. C’est avec un jeu naturaliste que l’interprète incarne le rôle de Christin, 24 ans, installée dans la famille de son ami qu’elle aide à la ferme. Des plaines monotones à perte de vue, aussi peu réjouissantes que les perspectives de l’héroïne. Celle-ci devra sacrifier ses rêves romantiques d’aventure devant une réalité crue et désenchantée. Dans une des premières séquences du film, elle accompagne son copain dans son tracteur. Sa recherche d’interaction verbale et de contact visuel ne parviendra pas à attirer l’attention de ce dernier dont la mauvaise humeur et sa préoccupation pour les bêtes de son domaine dominent. Alors, dans cette quête désespérée d’attention, n’importe quelle forme de regard, aussi brutal et égoïste soit-il, est toujours ça de pris. Nul doute que le film polarise les avis, probablement parce que Christin en vient à un tel mépris d’elle-même pour répondre à la seule chose qu’un homme attend d’elle: être un objet de désir. Exister par le regard de l’autre au lieu de s’affirmer en dehors de ce regard, voilà le piège dans lequel tombe Christin dans un premier temps.


Wet Sand d’Elene Naveriani et Zahorí de Marí Alessandrini sont incontestablement, pour nous, les deux films les plus enthousiasmants de cette sélection. Coproductions suisses, ils reviennent chacun sur la terre d’origine de leur réalisatrice, respectivement la Géorgie et l’Argentine.


Le premier a reçu un Prix pour l’interprétation de son acteur Gia Agumava, dans le rôle d’Amnon, homme taciturne et tenancier d’un bar isolé en bord de mer. Lui, comme sa serveuse Fleshka jugée trop peu féminine, sont d’emblée perçus comme différents par la population de ce village figé dans le temps, conservateur, machiste et bigot. Avec la mort d’Eliko, détesté par tout le monde sauf Amnon et Fleshka, débarquera Moe, sa petite-fille venue de la capitale pour organiser les funérailles, à mesure que les secrets autour du drame feront surface. Ce microcosme est retenu par une image travaillée, symétrique, aux couleurs ternes et qui divise souvent l’espace et les êtres dans le plan. Dans cette austérité désolée, Amnon semble capturé, sans possibilité d’échappatoire. Les plans rappellent parfois ceux de Roy Andersson, par leur aspect immobile, mais n’entravent aucunement l’affection à l’égard des personnages et de leur solitude dépeinte avec une grande finesse. On pense par exemple à cette scène où Amnon est moqué pour les habits trop élégants qu’il porte le jour de l’enterrement d’Eliko ou encore lorsque des mégères commentent la mort de ce dernier, sans que le tenancier ne sache que dire. Profondément mélancolique, le film n’abandonne pas, au final, une touche d’espoir quant à la possibilité d’un changement des mentalités.


Le second, lauréat l’année passée du projet The Films After Tomorrow, s’attache à suivre une enfant de 13 ans, Mora, en Patagonie. Les steppes, et le vent incessant qui y règne, finissent par balayer le rêve de ses parents, des immigrés suisses italiens, de faire de l’agriculture écologique. En jouant avec les codes du western, la réalisatrice épouse le regard de marginaux: la petite Mora, qui rêve de devenir gaucho, son ami le vieux Nazareno hanté par le souvenir de son ex-épouse qui a foutu le camp, des évangéliques, qui, par leur ridicule, apportent une touche d’humour ponctuelle. La trajectoire de la protagoniste sera un parcours de la civilisation à la nature, de la quête - qui passe par la recherche concrète d’animaux à plusieurs reprises, de son frère également - à une affirmation - rendue difficile par le fait d’être une fille - de soi. La musique ainsi que l’apparition de la femme de Nazareno confèrent une part d’onirisme à Zahorí, l’entraînant du côté de la fable. Deux films nationaux avec des figures de femmes fortes qui donnent à rêver sur l’avenir du cinéma suisse.


Sabrina Schwob




PARDI DI DOMANI: LES TALENTS EMERGENTS


La sélection de courts métrages du Locarno Film Festival, très prisée chaque année par les spectateurs et spectatrices avides de découvrir les talents émergents du cinéma local et mondial, a animé la 74e édition de la manifestation au rythme d’un programme par jour.


Une nouveauté en 2021: la création d’une nouvelle section, nommée «Corti d’autori», en plus des deux catégories habituelles (le Concours suisse et la Compétition internationale). Elle regroupait des œuvres réalisées par des réalisateurs «établis» - car déjà à l’origine d’un long métrage - ayant choisi de revenir au court-métrage. Ce dernier est malheureusement trop souvent considéré comme une simple étape permettant aux aspirants cinéastes de se retrouver par la suite aux commandes d’un film de plus d’une heure. La mise en place d’une telle section contribue donc grandement à revaloriser les perspectives narratives et esthétiques extrêmement riches qu’offre ce format. Les trois sélections n’ont pas été projetées de manière isolée, mais sous forme de programmes faisant cohabiter des films tirés de chacune d’entre elles, partageant des problématiques ou des thématiques: la perte et la recherche, la perception de l’identité par autrui, l’amour et le désir, etc. Malgré cette volonté de tisser des liens entre des auteurs au parcours parfois très différent plutôt que d’établir des frontières trop nettes entre les créations, la sélection se caractérisait cette année par un grand éclectisme, notamment au niveau des genres - elle comprenait des fictions, des œuvres expérimentales, des documentaires et des films d’animation - et des durées - le film le plus court durait 4’, le plus long 50’. Nous ne pourrons pas évoquer ici les 40 films présentés au total: ce compte rendu propose donc un parcours réduit à travers trois œuvres marquantes de chacune des sections parallèles, autant d’échantillons représentatifs de la diversité de cette nouvelle cuvée de courts métrages locarnais.

Concours international


Fantasma Neon

Leonardo Martinelli, Brésil, 2021, 20’

Récompensé par un Pardo d’oro du meilleur court métrage international bien mérité, Fantasma Neon se penche sur la vie éprouvante des livreurs à vélo au Brésil. Journées de travail interminables et épuisantes physiquement - tous rêvent d’un deux-roues motorisé qu’ils ne peuvent pas s’offrir -, interactions avec des clients mécontents, salaire de misère et circulation dans des rues dangereuses au trafic intense sont les peines quotidiennes des protagonistes de cette fiction fortement inspirée par une réalité sociale concrète, comme le rappelait le réalisateur sur la scène de La Sala. La principale originalité de ce court métrage poignant réside dans sa forme: le récit est entrecoupé de scènes chantées et dansées portées par des interprètes brillants. L’imaginaire joyeux et coloré de la comédie musicale se fait ainsi le miroir inversé du rude quotidien des personnages, et en renforce, par contraste, la dimension tragique.


FIRST TIME [The Time for All But Sunset - VIOLET]

Nicolaas Schmidt, Allemagne, 2021, 50’

Probablement la proposition la plus radicale - et la plus longue - de toute la sélection de courts métrages, ce film surprenant débute par un montage en musique de séquences de publicités Coca-Cola des années 80. Après ce tourbillon de scènes de bonheur artificiel, le ton change du tout au tout: les 45 minutes qui suivent consistent en un unique plan-séquence cadrant un compartiment du métro de Hambourg dans lequel est assis un jeune homme. Alors que le train se déplace de station en station, rien ne se passe vraiment: des passagers occupent temporairement le compartiment puis le quittent, le protagoniste regarde droit devant lui, jette parfois un œil sur son téléphone. Plusieurs morceaux de musique se succèdent et accompagnent les images, mais aucune parole n’est échangée entre les voyageurs. Seule véritable action de ce film sur la banalité du quotidien: certains occupants du wagon sortent ponctuellement de leur sac une bouteille de Coca-Cola pour en boire… En opposant le monde idéal vendu par la publicité à la monotonie de la vie réelle, le film déploie donc en filigrane une critique de la société capitaliste et renvoie le spectateur à sa propre position au sein du dispositif cinématographique, en le contraignant à s’ennuyer - de manière salutaire.


The Sunset Special

Nicolas Gebbe, Allemagne, 2021, 17’

Ce court métrage d’animation expérimental, pan filmique d’un vaste projet multimédia, plonge le spectateur dans un univers en trois dimensions à l’esthétique volontairement maladroite rappelant certains jeux vidéo des débuts d’internet. Un protagoniste aux traits et au corps figés arrive en hors-bord dans un complexe de vacances qu’il désigne comme idéal d’une voix robotique. Il y rencontre une femme à l’apparence tout aussi déshumanisée que la sienne, avec laquelle il explore ce lieu truffé de «bugs» et d’anomalies. Au fil de leur errance, photos sur Instagram à l’appui, ils vantent les qualités et la beauté de cet endroit dont seuls les défauts visuels apparaissent au spectateur. En jouant sur l’inquiétante étrangeté, The Sunset Special déroule ainsi une critique désopilante des représentations faussées que charrient les réseaux sociaux, en jouant sur le contraste entre la facticité exhibée d’un décor paradoxalement assimilé à un monde parfait par les protagonistes.


Concours suisse


Dihya

Lucia Martinez Garcia, Suisse, 2021, 10’

Dans ce court métrage documentaire, la réalisatrice peint le portrait de sa sœur Dihya, une jeune femme transgenre. Alors qu’elle se fait maquiller par une amie, Dihya décrit, face à la caméra, les difficultés qu’elle rencontre pour faire reconnaître son identité genrée, principalement devant des hommes souvent méfiants ou agressifs; elle évoque également les comportements brutaux et déplacés subis par elle-même ou ses amies. Elle lit ensuite avec calme les messages parfois glaçants de violence qu’elle reçoit régulièrement sur une application de rencontre: une litanie monocorde qui souligne tant la récurrence de ces propos insultants que leur profonde absurdité. Le film présente ainsi une jeune femme puissante, capable de faire face avec force et dignité à un monde de rencontres virtuelles, déshumanisées et souvent marquées du sceau de l’intolérance.


The Life Underground

Loïc Hobi, Suisse, 2021, 20’

Noah, un adolescent timide, souhaite à tout prix attirer l’attention d’Ethan, jeune homme populaire entouré d’un groupe d’amis rebelles. Un soir, Ethan impose à Noah un bizutage particulièrement dangereux: après s’être faufilé dans un tunnel de métro, il doit se jeter devant la rame lancée à pleine vitesse et atterrir de l’autre côté des rails. Alors que toute la bande accomplit le périlleux exercice, Noah n’ose pas faire le grand saut et se retrouve sous le feu des moqueries. Ce film sur les doutes propres à la période trouble de l’adolescence a été tourné en noir et blanc entre Genève et Neuchâtel. On retiendra de ce récit une véritable efficacité dans la tension narrative, les performances convaincantes de jeunes acteurs romands, ainsi qu’un dénouement maîtrisé qui rappelle que le court métrage est avant tout un art de la chute.


Real News

Luka Popadi?, Suisse/Serbie, 2021, 17’

En 1999, alors que les Nations Unies viennent d’attaquer la Serbie, James, un reporter américain inexpérimenté, est envoyé sur le terrain. En compagnie d’autres journalistes, il est conduit par l’armée serbe sur un site fraîchement bombardé. S’étant éloigné du groupe, il se fait traiter rudement par un militaire, avant d’être tiré d’affaire par un employé de la télévision locale. Les deux personnages échangent quelques mots, mangent ensemble et finissent par développer une forme de respect mutuel. Quelques jours plus tard, le bâtiment de la TV serbe est détruit par une frappe étasunienne et le sauveur de James perd la vie. Le jeune homme souhaite alors intégrer à son reportage une critique de ce meurtre de civils sous prétexte qu’ils font partie d’un média soumis au régime, mais sa responsable le contraint à se cantonner à un discours vantant la démarche meurtrière américaine. Cette fable politique, portée par des acteurs talentueux, pointe ainsi la dimension orientée de tout discours d’actualités et dénonce les aspects propagandistes que portent souvent les médias prétendument neutres de l’Occident.


«Corti d’autori»


Criatura

Maria Silva Esteve, Argentine/Suisse, 2021, 16’

Première incursion dans la fiction de la documentariste Maria Silva Esteve récompensée par le Pardo d’oro du meilleur court métrage d’auteur, Criatura se présente comme un voyage sensoriel dans les tréfonds de la souffrance d’une protagoniste. Le film fait se succéder des plans aux couleurs franches évoquant une relation amoureuse lesbienne et des images animées représentant une étrange masse rouge tentaculaire en constante expansion, qui évoque symboliquement la douleur intrinsèque à toute relation. C’est cette créature mouvante, instable et impossible à véritablement circonscrire qui donne son titre à cette œuvre très personnelle, soutenue par la montée en puissance d’une musique grave renforçant l’immersion du spectateur dans l’univers de la cinéaste.


How Do You Measure A Year?

Jay Rosenblatt, USA, 2021, 29’

Ce court métrage repose sur un concept simple: chaque année, le cinéaste a filmé sa fille, Ella, le jour de son anniversaire, de ses 2 à ses 18 ans. Durant ce rituel, il lui pose une série de questions: «Qu’est-ce que le pouvoir?», «Qu’est-ce qui te fait peur?», «Qu’est-ce qu’un rêve?», «Qu’est-ce que tu aimes le plus au monde?», «Que penses-tu de notre relation?», etc. Une fois Ella devenue adulte, le réalisateur a monté ces images pour en faire un film. On observe donc en souriant l’évolution du discours de la fillette qui change au fil des années, des propos enthousiastes mais parfois peu compréhensibles propres à la petite enfance aux rêves de la jeune adulte qui s’apprête à quitter le cocon familial, en passant par le mutisme de la préadolescence. Si on peut saluer ce travail de longue haleine et l’intérêt sociologique de la démarche, on peine toutefois en définitive à véritablement considérer ce «film de famille d’auteur» comme un véritable objet cinématographique.


Dead Flash

Bertrand Mandico, France, 2021, 37’

Principalement attendu à Locarno pour son deuxième long métrage, After Blue (Paradis sale), en Compétition internationale, Bertrand Mandico, figure phare du cinéma de genre à la française, présentait également un court métrage dans le cadre de la manifestation. Dead Flash est un montage expérimental de fragments tournés sur pellicule qui s’articule en deux parties: le film débute par différents tableaux particulièrement représentatifs de l’imaginaire du cinéaste, qui mettent en scène des personnages hybrides, parfois macabres, dont l’apparence brouille la frontière entre masculin et féminin, évoluant dans d’impressionnants décors oniriques. Par la suite, on assiste à une étonnante séance entre une photographe et son modèle, toutes deux grimées avec des prothèses faciales simiesques rappelant La Planète des singes. Les paroles que ces deux étranges protagonistes échangent en split screen servent un propos sur la relation particulière qui se noue entre le sujet photographiant et l’objet photographié. Malgré quelques longueurs, Dead Flash regorge d’idées de mise en scène originales et parvient à transporter son spectateur dans un monde plein de surprises.