LOCARNO 2020: ruptures et continuités

Le 29 août 2020

Coronavirus oblige, le Locarno Film Festival s’est trouvé cette année privé de ses invités internationaux, des bars de la festive Rotonda, d’une bonne partie de son public et de ses légendaires projections en plein air sur la Piazza Grande. Sa 73e édition a donc été remplacée par une manifestation alternative, rebaptisée «Locarno 2020» et sous-titrée «For the Future of Films», qui s’est déroulée en ligne et dans trois cinémas de la ville, du 5 au 15 août.


Dans cette version inédite du festival, la traditionnelle sélection officielle de longs métrages a été remplacée par le concept des «Films After Tomorrow», qui réunit une série de projets de films en cours de conception, interrompus par la crise sanitaire mondiale. Ces longs métrages inachevés ont été présentés en ligne par leur réalisateur respectif, et une partie d’entre eux ont été sélectionnés pour recevoir un soutien financier pour leur permettre d’être terminés. Cet article ne se penchera toutefois pas sur cet aspect du festival, mais rendra plutôt compte de la partie «matérielle» de l’événement en proposant un parcours à travers les projections ayant eu lieu dans les salles du GranRex, du PalaCinema et du PalaVideo pendant cette dizaine de jours.


«A Journey in the Festival’s History»


     Pour constituer cette série de séances, les programmateurs ont demandé aux différents créateurs sélectionnés dans le cadre des «Films After Tomorrow» de choisir chacun un film ayant marqué leur propre trajectoire artistique et été projeté dans le cadre d’une des éditions du festival. Cette démarche a permis de mettre sur pied la belle rétrospective «A Journey in the Festival’s History», réunissant bon nombre de chefs-d’œuvre présentés et souvent primés à Locarno. Parmi les longs métrages projetés dans ce cadre, on trouve Charles mort ou vif (1970) d’Alain Tanner, jalon incontournable de l’histoire du cinéma suisse suivant la trajectoire de Charles Dé, un homme d’affaires genevois brillamment interprété par François Simon, qui décide de se défaire des contraintes oppressantes liées à sa situation familiale, sociale et professionnelle en disparaissant du jour au lendemain. Son errance l’amène à rencontrer un couple de marginaux, Adeline et Paul, qui l’accueilleront dans leur maison de campagne dans laquelle Charles découvrira un mode de vie totalement opposé à la routine qui a auparavant rythmé sa vie. Ce plaidoyer anticapitaliste parsemé de cinglantes touches d’humour, réalisé par Tanner dans la continuité des événements de Mai 68, a été projeté à Locarno dans une magnifique copie restaurée par la Cinémathèque suisse.

    

     Dans un registre un peu plus sinistre mais tout aussi critique quant à la société moderne, la sélection a également accueilli Le Septième continent (1989) du cinéaste autrichien Michael Haneke. Inspiré par un fait divers réel, ce long métrage suit de manière clinique le quotidien répétitif d’un couple issu de la classe moyenne, qui sera poussé par son train de vie désincarné à se suicider en emportant leur fille avec eux, après avoir méthodiquement détruit toutes leurs possessions matérielles. Ainsi, le film fait émerger l’horreur de détails du quotidien, dans le but de montrer qu’aucun espoir ne peut émerger de la société consumériste, pour déboucher sur un épilogue insoutenable montrant sans aucun tabou les dernières heures des trois protagonistes.

    

     La poésie avait également sa place dans cette rétrospective, qui a été l’occasion de (re)découvrir Stranger Than Paradise (1984), le deuxième long métrage de Jim Jarmusch, suivant le périple de trois protagonistes charismatiques à travers les Etats-Unis. Les personnages se déplacent dans trois lieux différents - New York, Cleveland et la Floride -, où ils vivront une série de situations cocasses, d’une partie de poker à une course de chiens, en passant notamment par un stand de hot dogs, un lac enneigé et une salle de cinéma. Servi par un beau noir et blanc et des plans habilement construits, le récit se caractérise par un humour souvent noir et l’omniprésence de moments absurdes et de personnages décalés, qui parviennent toujours à faire sourire et à émouvoir.


«Through the Open Doors»


     Autre fer de lance du festival, la sélection «Open Doors», proposant un focus sur les cinémas de pays du Sud, a elle aussi été déplacée en ligne cette année. Elle est toutefois restée présente dans les salles obscures tessinoises via la section «Through the Open Doors», un parcours à travers les films ayant marqué cet aspect du festival au fil du temps. Dans ce cadre, les spectateurs et spectatrices ayant fréquenté les salles locarnaises ont pu visionner Yeelen (1987), du réalisateur malien Souleymane Cissé. Ce long métrage d’une grande beauté formelle offre une plongée dans les traditions des Bambaras en suivant le parcours de Niankoro, un jeune homme qui fuit son village alors qu’il possède le savoir ancestral et mystique transmis de génération en génération par son peuple. Son père, fou de colère en apprenant que son fils renie ses origines, le traque dans le but de le tuer. Le récit de la quête respective de ces deux hommes permet au cinéaste de donner à voir les croyances des Bambaras et la présence toute particulière de la magie dans leur vie quotidienne.

    

«Pardi di domani»

    

     Le concours des «Pardi di domani», la compétition de courts métrages suisses et internationaux, est le seul concours à avoir été maintenu dans son format habituel. Marquée par une grande diversité quant aux pays d’origine des œuvres présentées, la sélection 2020 était principalement articulée autour de plusieurs thèmes forts comme la mort ou le rapport entretenu avec ses origines. Ainsi, la question du deuil était abordée avec sensibilité par plusieurs films, parmi lesquels Fish Bowl (Ngabo Emmanuel, Rwanda, 2020), mettant en scène un jeune homme qui doit faire face au décès de son père, situation dramatique qui l’amène paradoxalement à prendre conscience des sentiments qu’il a pour une de ses amies proches. Le réalisateur parvient habilement à articuler ces deux facettes de son protagoniste autour d’un leitmotiv musical, une chanson d’amour rwandaise qui revient à plusieurs reprises au fil du film. Du côté suisse, la question de la fin de l’existence était brillamment illustrée par Ecorce (Samuel Patthey et Silvain Monney, Suisse, 2020), impressionnant court métrage d’animation faisant s’enchevêtrer des dessins au stylo et au crayon, parfois colorés, représentant une multitude d’aspects du quotidien de personnes âgées et portant un regard sensible sur le drame - et la beauté - de la vieillesse.

    

     La problématique du rapport entretenu avec sa terre natale, quant à elle, était notamment abordée par le film Retour à Toyama (Atsushi Hirai, France/Japon, 2020), mettant en scène un jeune homme d’origine japonaise revenant dans son quartier après la mort de son père, alors qu’il a passé plusieurs années à l’étranger. Le film, d’une grande maîtrise formelle, use de longs plans contemplatifs pour faire sentir à son spectateur la nostalgie ressentie par le personnage confronté à une culture qu’il a choisi de quitter, mais qui continue de l’habiter. Notons également le court métrage History Of Civilization (Zhannat Alshanova, Kazakhstan, 2020), décrivant le parcours d’une jeune enseignante sur le point de quitter sa ville du Kazakhstan pour se rendre au Royaume-Uni. Avant de partir, elle passe une dernière soirée en compagnie de ses étudiants, qui l’amène à croire en l’avenir de son pays et à faire le choix d’y demeurer. Véritable hommage à la jeunesse, ce film bien rythmé représente le regain d’espoir de la protagoniste quant à la région d’où elle est issue. En effet, son parcours lui permet de réaliser que la vie ne sera pas forcément meilleure ailleurs, et que sa formation peut lui permettre d’accompagner des jeunes gens en qui elle semble croire.

    

     Outre les quelques films mentionnés plus haut, la sélection proposait des œuvres moins marquantes, mais choisies de manière cohérente par rapport aux différentes thématiques qui la sous-tendaient, comme Life On The Horn (Mo Harawe, Somalie/Autriche/Allemagne, 2020), un récit de deuil en noir et blanc, ou encore Nha Mila (Denise Fernandes, Portugal/Suisse, 2020), narrant la rencontre de plusieurs femmes et leur rapport à leurs origines capverdiennes. Dans l’ensemble, les «Pardi di domani» ont ainsi rempli leur rôle, en ce qu’ils offraient une plongée dans des cinématographies diverses et constituaient un parcours bien pensé à travers des problématiques importantes et actuelles.


«Secret Screenings»


     Grande nouveauté de l’édition 2020, les «Secret Screenings», concept imaginé par la directrice artistique Lili Hinstin: chaque soir, au GranRex, était projeté un film «surprise», pour lequel les spectateurs devaient prendre un billet sans savoir ce qu’ils allaient voir. La diversité était le mot d’ordre de ce pan de la programmation, qui réunissait tant des longs métrages récents que des films célèbres - ou oubliés - de l’histoire du cinéma. Le premier film projeté dans ce cadre était In nome del popolo italiano (1971), une hilarante satire de Dino Risi pointant avec cynisme la corruption et la vulgarité de la société italienne du tournant des années 70 à travers le face-à-face entre un homme d’affaires véreux et le juge qui enquête sur ses agissements troubles. Les situations cocasses et pleines d’ironie dans lesquelles les deux hommes se retrouvent sont rendues d’autant plus savoureuses par les performances du duo d’acteurs Vittorio Gassman et Ugo Tognazzi. Sélectionné par Lili Hinstin dans le but de rappeler que le rire est l’une des manières les plus efficaces de tenir un propos politique et social, le film constituait également une plongée dans une période particulièrement faste du cinéma comique italien.

    

     Autre belle découverte parmi les différents «Secret Screenings», le film Quartier Mozart (1992) du cinéaste Jean-Pierre Bekolo, plongée hallucinée dans un quartier populaire de Yaoundé, capitale du Cameroun. Le récit suit une jeune fille transformée en homme par une sorcière, ce qui lui permet d’observer les comportements sexistes de ses voisins. En effet, dès qu’elle se présente sous les traits d’un beau jeune homme nommé Montype, tous les hommes du quartier la poussent à séduire à tout prix et l’intègrent dans des discussions souvent misogynes. Au-delà de ce propos sur les inégalités genrées, le film montre avec une grande fantaisie narrative et formelle la vie dans ce lieu atypique en mettant en scène des personnages amusants et touchants, comme le chef de la police, nommé Chien Fou, ou la fille de ce dernier, Samedi, qui souhaite prendre son indépendance face à son père très autoritaire.

    

     La directrice artistique a par ailleurs souhaité mettre en avant les séries B, un aspect de la production cinématographique souvent boudé par les festivals de cinéma. C’est pourquoi le long métrage Dr. Jekyll And Sister Hyde (1971) de Roy Ward Baker a également intégré les «Secret Screenings». Produit par la Hammer, célèbre maison de production de films d’épouvante à petit budget, cette relecture d’un classique de la littérature a de quoi surprendre. Le principe est simple: au lieu de se transformer en son double bestial comme dans le roman d’origine, le Dr. Jekyll, dans cette version, se transforme… en femme. Plus encore, pour préparer la potion qui lui permet de changer de sexe, il a besoin d’organes issus d’un corps féminin, ce qui l’amène à commettre des meurtres de prostituées dans le quartier de Whitechapel, devenant dans la foulée le tueur en série Jack l’Eventreur! Cette adaptation déjantée du roman de Stevenson, tout en décors en carton, acteurs en surjeu constant et hémoglobine à foison peut faire sourire, mais la projection de ce type de long métrage dans un festival comme Locarno revêt une grande importance. Elle rappelle en effet que le rôle d’une telle manifestation est de ne négliger aucun des éléments qui constituent l’histoire du cinéma, même les plus populaires, et nous invite à être attentifs aux belles idées de mise en scène qui parsèment le film, d’un trucage avec un miroir pour rendre crédible la métamorphose du scientifique à l’usage d’éclairages colorés visuellement très riches.


Ennio Morricone à l’honneur


     Terminons ce parcours à travers l’édition 2020 du Locarno Film Festival en mentionnant l’hommage rendu au compositeur Ennio Morricone, récemment décédé, à travers la projection du chef-d’œuvre de Sergio Leone Il était une fois en Amérique (1984). Le film, articulé autour de trois temporalités, suit la trajectoire de petits voyous new-yorkais, de leur adolescence dans la communauté juive de Brooklyn à leurs vieilles années, marquées par les remords, en passant par leurs heures de gloire en tant que trafiquants pendant la prohibition. Cette fresque bouleversante de plus de quatre heures, interprétée notamment par Robert De Niro et James Woods au sommet de leur art, est véritablement portée par les thèmes déchirants de Morricone, qui reviennent sans cesse pour évoquer le pouvoir des souvenirs et la nostalgie d’une époque révolue. Si le long métrage, avec ses passages incessants d’une époque à une autre, est une réflexion sur le cinéma en tant qu’art du temps, les voyages dans ce dernier ne semblent être rendus possibles que par le pouvoir de la musique.

    

Ainsi, bien qu’il ait été étrange de voir les rues de Locarno désertes début août et de porter un masque dans les salles de cinéma de la ville, cette édition 2020 n’a en fin de compte pas été si dépaysante. En effet, comme chaque année, des hommages à celles et ceux qui ont fait l’histoire du cinéma mondial, un focus sur les créateurs de demain mais également sur des cinématographies peu diffusées en Europe ou encore la possibilité de découvrir des films oubliés ont été malgré tout offerts aux spectateurs dans les salles. Une réalité réjouissante qui laisse présager le meilleur pour la prochaine édition!


Noé Maggetti