Le Rapport A l’autre Par Les Représentations Animales Chez Werner Herzog 1/2

Le 17 mai 2023

Introduction:

Des animaux omniprésents, de la réalité à la fiction


Entre la réalité et la fiction de l’œuvre de Werner Herzog, une chose persiste, son obsession à figurer des animaux. La comparaison d’une scène de son documentaire Petit Dieter doit voler (Little Dieter Needs To Fly, 1997), qui retrace les péripéties de l’officier américain Dieter Dengler suite à un crash d’avion pendant la guerre du Vietnam, avec son homologue, dans l’adaptation (par Herzog) de ce documentaire en film d’action hollywoodien, Rescue Dawn (2006), nous permet de poser les bases des problématiques de la méthodologie de travail du réalisateur allemand. Prenons le cas d’une anecdote ayant trait à un serpent qui, dans la version documentaire, est contée par Herzog en voix over, au cours de la scène de repas de Thanksgiving consciencieusement mise en scène chez le colonel Eugene Deatrick, le sauveteur de Dieter Dengler. Alors que Deatrick conte le sauvetage de l’aviateur affamé, un lent zoom arrière révèle peu à peu, non sans humour, une énorme dinde posée sur la table à manger. Ce plan, entrecoupé d’images de reconstitutions réalisées par Herzog mettant en scène Dieter Dengler avec un point de vue simulant celui de l’avion d’Eugene Deatrick, servira de plan d’ensemble dans un champ-contrechamp entre les deux protagonistes. Au cours de ce champ-contrechamp, le dialogue sera imagé à nouveau par les reconstitutions, ainsi que par des images d’archives noir et blanc d’hélicoptères et d’avions. C’est pendant la deuxième utilisation de ces images d’archives que la voix over de Werner Herzog lui-même se substituera aux voix des deux personnages. Cette substitution persistera au retour des images (muettes) de fiction, sur un Dieter gesticulant. Herzog, avec sa voix pesante et en sa position de réalisateur, suggère qu’il peut raconter des événements mieux que la personne qui les a vécus en personne. Herzog raconte comment un sous-officier, qui fouillait Dieter à la recherche d’explosifs de peur qu’il soit un Vietcong en mission suicide, se voit surprendre par un reste de serpent à moitié mangé par Dieter. Un contrechamp sur Deatrick accompagne la fin de l’anecdote de sauvetage et la scène se termine par un effet Ken Burns sur une photo noir et blanc de Dieter Dengler prise après son sauvetage sur un fond de cantate de Jean-Sébastien Bach qui servira de transition à la séquence suivante, à nouveau narrée par Herzog.


Le serpent à moitié mangé de Little Dieter est conservé dans son adaptation de 2006. Dans Rescue Dawn, le serpent servira à montrer l’épuisement de Dieter, incarné par Christian Bale, vacillant lors de l’affrontement avec la bête et peinant à consommer sa chair quelques instants avant son sauvetage. Celui-ci, introduit par une musique empathique composée par Klaus Badelt, se poursuit par quelques tirs depuis un hélicoptère sur des Vietcongs au sol, attirés par le bruit du véhicule. Dans l’hélicoptère, un sous-officier est surpris par le reste de serpent lorsqu’il fouille les affaires du héros. Cet événement est représenté de façon comique. Le sous-officier s’exclame «Oh shit!» en bondissant en arrière (le bond est accentué d’un mouvement de caméra arrière, en opposition au mouvement du sous-officier), et des coupes montreront des visages souriants: le drame est fini. Dieter Dengler est sauvé, il laisse derrière lui les Vietcongs et leur jungle hostile, réduite à des images de carte postale qui défilent à travers les cadres de la rassurante charpente métallique de l’hélicoptère américain.


De ces descriptions, nous pouvons relever plusieurs éléments. D’une part, l’importance de la mise en récit, tant dans la présence de la voix reconnaissable du réalisateur, que dans l’acte même de l’adaptation. À ce propos, dans une déclaration intitulée «Minnesota Declaration, Truth and fact in documentary cinema ‘Lessons of Darkness’» (1), en réaction aux critiques, Werner Herzog explique sa méthodologie qui consiste à faire la distinction entre «fait» et «vérité». Grâce au cinéma, il arriverait en partant d’un «fait», révéler quelque chose d’autre, une «vérité» propre révélée par le cinéma. Par exemple, avec l’histoire de Dieter Dengler, il part d’un fait réel, la survie de cet homme, pour montrer quels événements improbables y ont mené, révélant ainsi une «vérité»(2). Bien que conscientisée, cette méthodologie reste critiquable: en effet, c’est bien cette «vérité» propre au cinéma qui pose problème, qui, malgré sa prétention à un statut transcendant, ne peut en fait qu’être subjective. Dans un entretien vidéo, diffusé à l’exposition consacrée à Werner Herzog à la Deutsche Kinemathek du 25 août 2022 au 8 mai 2023, et publié dans le catalogue d’exposition, la réalisatrice Uli Decker soulève un problème du documentaire: le film, et a fortiori son adaptation, forme un discours ethnocentré qui perpétue une vision coloniale et exotisante, réduisant les Vietnamiens autochtones à la simple figuration(3).


Revenons aux descriptions des deux films, et plus précisément sur le rôle du serpent: pourquoi avoir conservé cet élément de scène dans l’adaptation hollywoodienne? Comme expliqué, il y sert certes de prétexte à une scène montrant la fatigue du héros, mais nous pensons possible de l’interpréter également comme un symbole de la menace Vietcong. Dans le documentaire, Herzog explique qu’il était impératif de fouiller Dengler pour vérifier qu’il ne soit pas un Vietcong armé d’explosifs. Rescue Dawn n’explique pas cette urgence, mais montre simplement le sous-officier en train de fouiller les affaires de Dieter. Il nous semble pourtant que l’effet comique propre à cette scène fasse écho à une angoisse: il est en effet dérivé du contraste entre le danger de l’animal, et son inoffensivité effective dans l’avion. Mais alors à quelle angoisse se réfère-t-il? Peut-être largement celle du Vietcong, de la jungle. Nous chercherons à démontrer que l’utilisation des animaux témoigne du déploiement d’une idéologie occidentale qui rend complexe le rapport à l’Autre.


Première partie:

Aguirre et Nosferatu, cinéma du contrôle et les animaux comme symboles


Figure 1 : La main de Werner Herzog pousse la chaise de porteur dans le cadre.

Pour son troisième long métrage de fiction Aguirre, la colère de Dieu (Aguirre, der Zorn Gottes, 1972), le réalisateur choisit de tourner dans la forêt tropicale amazonienne au Pérou l’épopée de Don Lope de Aguirre, un conquistador du XVIe siècle joué par Klaus Kinski. Le choix du tournage hors studio de ce film à costumes est tout à fait remarquable(4) et celui de se confronter directement aux éléments peut être même perçu comme un geste anticolonial(5). Cependant, il nous semble que la réalité est autrement plus ambiguë. Après un carton de texte contextualisant l’expédition en citant la source du moine Gaspar de Carvajal, le film s’ouvre sur des images de montagnes arpentées par des figures humaines que nous discernons peu à peu, sur un fond de musique aux tonalités mystiques composée par le groupe allemand Popol Vuh. Les mouvements de caméra sont bruts, les zooms optiques sont combinés à des panoramiques saccadés, ce qui donne une esthétique «documentaire»(6) à cette fiction. Or cette mise en scène de l’effort, effort réel au moment du tournage, n’est pas sans sacrifice: une première représentation animale, une cage remplie de poules tombe dans un précipice. S’il n’est pas clair si cette chute est mise en scène ou accidentelle(7), dans la fiction, elle peut être interprétée comme une absence de contrôle sur la nature qui mènera à la chute du personnage principal. La scène de fin, avec le monologue du personnage principal, est à ce propos tout à fait emblématique. Aguirre déchu n’a plus que comme interlocuteur une colonie de «capucins»(8), une victoire du monde animal sur l’humanité(9). En choisissant de représenter la folie de l’homme occidental, Herzog rend effectivement ambiguës ses représentations historiques. En tout cas, elles témoignent d’un fait historique(10). Si cette œuvre cherche à rendre compte d’une vérité historique, elle perpétue néanmoins dans ses dispositifs de représentation la valorisation d’une volonté de contrôle de l’homme européen sur le reste du monde, où des esclaves indigènes dans leurs tenues traditionnelles défilent aux côtés d’exotiques lamas. Ce contrôle peut également être mis en parallèle avec celui du réalisateur sur son cadre: dans sa manifestation la plus concrète, nous notons sa main poussant les éléments du film dans son cadre(11) (Figure 1).


Nous pouvons constater que cette quête d’authenticité, qui, nous avons pu le voir avec la Déclaration du Minnesota, pose problème pour le cas d’un documentaire, inévitablement confronté au réel, et subsiste dans la fiction. Un autre cas exemplaire est celui de Nosferatu, fantôme de la nuit (Nosferatu, Phantom der Nacht, 1979), avec ses déambulations en plan-séquence de Bruno Ganz, incarnant un Jonathan Harker paniqué, réalisant qu’il est enfermé dans le château du comte Dracula, incarné par Klaus Kinski. Ce plan cherche à restituer une impression de réel: même dans l’adaptation d’un roman fantastique, le réalisateur est obsédé par la captation d’un réel historiquement informé, au point où la présence négligée d’une serrure anachronique à l’image lui aurait causé une angoisse certaine(12).


Cette scène peut être également mise en résonance avec les différents usages des représentations animales dans le film. Les animaux qui pullulent tant à l’image qu’au son, allant de chauve-souris, canaris, chatons, chevaux, loups, jusqu’aux fameuses hordes de rats, y figurent tant comme «décor», participant, à la manière du plan-séquence évoqué, à la représentation d’une certaine atmosphère; que comme représentation symbolique. Au début du film, la fiancée de Jonathan, Lucy Harker, jouée par Isabelle Adjani, sera par exemple fortement associée aux chatons et la présence d’une bruyante cage de canaris dont l’image nous permet d’accéder à l’intériorité du personnage, une femme douce et fragile enfermée dans son foyer matrimonial.

Figure 2 : Alors qu’en arrière-plan, Jonathan salue sa fiancée avant de s’en aller travailler, notre regard, suivant la courbe du pont, porte sur les deux chevaux du premier plan qui dominent véritablement l’image.


Certains animaux ont une place hybride, comme les chevaux: s’ils appartiennent au décor, ils peuvent aussi évoquer le couple Lucy-Jonathan et le voyage à venir de ce dernier (Figure 2). Les images ralenties de vol de chauve-souris sur la musique de Popol Vuh, tout autant mystiques et mystérieuses que dans Aguirre, qui apparaîtront dans les rêves de Lucy au début du film, annoncent quant à elle l’arrivée de Dracula, la peste(13). Enfin, la présence des rats, eux aussi rappelant la peste noire, permettent d’exemplifier le rapport au contrôle du réalisateur. Pour le tournage, il aurait commandé environ 10’000 rats de laboratoire en Hongrie(14). Ce geste grandiloquent, rejoignant l’invasion du film, ne s’arrête pas là dans son absurdité. Les rats étant blancs alors qu’il les voulait gris, il les aurait fait peindre de façon très peu éthique, causant la mort de la moitié d’entre eux(15). Nous pouvons constater que le réalisateur a un rapport assez instrumental aux animaux. Il les emploie ici comme de simples données visuelles, des symboles pensés pour des spectateurs. Enfin, sur la cruauté animale, l’acteur Peter Brownbill qui collabore avec Werner Herzog dans Les Nains aussi ont commencé petits (Auch Zwerge haben klein angefangen, 1970), explique, dans une interview présentée à l’exposition consacrée au réalisateur à la Deutsche Kinemathek, que si les représentations problématiques d’êtres humains ne le dérangeaient pas, les conditions de tournage des animaux de ce film, dont la sortie précède de presque une décennie celle de Nosferatu, étaient déjà «très limite»(16). En tout cas, nous constatons l’attrait de ces images animales. L’exposition va d’ailleurs jouer avec ce pouvoir attractif, et de notre curiosité morbide, en exposant un certain nombre de restes d’animaux du tournage du film, soigneusement collectés et archivés par le décorateur Henning von Gierke, dans une sorte de cabinet de curiosités(17). Nous semblons fascinés par ces figures.


Ani Gabrielyan


1 Werner Herzog, «Minnesota Declaration, Truth and fact in documentary cinema ‘Lessons of Darkness’», URL: https://www.wernerherzog.com/files/wernerherzog/docs/doc_text_minnesota.pdf, consulté le 1er mai 2023.

2 Valérie Carré, La Quête anthropologique de Werner Herzog, Strasbourg: Presses universitaires de Strasbourg, 2007, p. 214.

3 Uli Decker, dans Kristina Jaspers et Rainer Rother (éd.), Werner Herzog, Cologne: Könemann, 2022, p. 241.

4 Eric Ames, «Visionary History», dans Aguirre, the Wrath of God, London: Palgrave, 2016, p. 9.

5 Aarti Smith Madan, «Werner Herzog as Double Translator: Thinking From Subalternity in Aguirre, the Wrath of God», Dissidences, 5 (9), URL: https://digitalcommons.bowdoin.edu/dissidences/vol5/iss9/3, pp. 4 et 10.

6 Roger, Odin, «Film documentaire, lecture documentarisante», dans Cinémas et réalités, Saint-Etienne: CIEREC/Université de Saint-Etienne, 1984, pp. 272-273.

7 Brad Prager, «Aux limites du cadre: Werner Herzog n’est pas Alfred Hitchcock», Décadrages, 25, 2013, p. 12.

8 Sous-famille de petits singes d’Amérique.

9 Fidel González Armatta et Sebastián Fransisco Maydana, «Werner Herzog’s contribution to Human-Animal Studies», L’Atalante, 25, 2018, p. 186.

10 Valérie Carré, La Quête anthropologique de Werner Herzog, op. cit., p. 93.

11 Brad Prager, «Aux limites du cadre: Werner Herzog n’est pas Alfred Hitchcock», op. cit., p. 12.

12 Chris Wahl, «Das Authentische und Ekstatische versus das Stilisierte und Essayistische - Herzogs Doku-Fiktionen», dans Lektionen in Herzog, Neues über Deutschlands verlorenen Filmautor Werner Herzog und sein Werk, Munich: edition text + kritik, 2011, p. 297.

13 Alexandre Vanautgaerden, «The Return of the Corpses. ‘Nosferatu - Phantom der Nacht’ (Werner Herzog) and Illness as a Metaphor», dans Werner Gephart (éd.), In The Realm of Corona Normativities, A Momentary Snapshot of a Dynamic Discourse, Francfort-sur-le-Main: Klostermann, 2020, p. 346.

14 Brad Prager, «Aux limites du cadre: Werner Herzog n’est pas Alfred Hitchcock», op. cit., p. 19.

15 Alexandre Vanautgaerden, «The Return of the Corpses. ‘Nosferatu – Phantom der Nacht’ (Werner Herzog) and Illness as a Metaphor», op. cit., pp. 348-349.

16 Peter Brownbill dans Kristina Jaspers et Rainer Rother (éd.), Werner Herzog, op. cit., p. 247.

17 Kristina Jaspers et Rainer Rother (éd.), Werner Herzog, op. cit., pp. 226-227.