Le Grand Entretien : Tarik Saleh

Le 19 octobre 2022

Cinéaste suédois aux origines égyptiennes, Tarik Saleh est touche-à-tout. Graffeur de renom dans les années 1980 et 1990, il réalise son premier film Metropia en 2009, une œuvre fascinante en animation expérimentale à partir de photographies digitalisées et altérées, qui raconte une Europe post-apocalyptique dont les habitants vivent sous terre. Il réalise également certains clips vidéos de la célèbre chanteuse suédoise Lykke Li entre 2011 et 2014, avant de revenir au cinéma, avec les thrillers Tommy (2014), puis The Nile Hilton Incident (2017) qui lui valut d’être banni du sol égyptien, en raison de la charge politique du long-métrage. Il explore alors d’autres territoires, au sens propre comme au figuré, en tournant des épisodes des séries Westworld et Donovan, avant de se rendre à Hollywood pour y tourner The Contractor avec Chris Pine.

Fier de son héritage égyptien et déterminé à continuer son enquête cinématographique sur la situation politique du pays, Tarik Saleh tourne Boy From Heaven (La conspiration du Caire) en Turquie pour éviter la censure. Son film sera en compétition pour la Palme d’Or à Cannes en 2022, où il remporte le Prix du scénario. Nous l’avons rencontré au Zürich Film Festival à l’occasion de la sortie du film dans les salles helvétiques. Tarik Saleh étant une personne particulièrement prolixe et passionnée (et passionnante !), nous avons tenté autant que faire se peut de retranscrire ses propos-fleuves.


Boy From Heaven parle de religion musulmane, plus spécifiquement de l’Islam sunnite, et des conflits religieux avec les autres écoles. Pourriez-vous peut-être synthétiser les subtilités théologiques qui échapperaient à nos lecteurs néophytes ?

 

Bien sûr ! Dans le film, tout le monde est sunnite : l’université religieuse d’Al-Azhar, à l’origine chiite, a été convertie au sunnisme par Saladin lorsqu’il envahit l’Égypte au 12e siècle. Depuis lors, elle est au centre du pouvoir religieux musulman. Mais l’Islam sunnite a un problème : il y existe différentes écoles de pensées, et elles sont toutes représentées au sein d’Al-Azhar, car elles sont considérées comme légitimes. En gros, la différence entre ces écoles réside dans l’interprétation de la responsabilité individuelle envers ses actions. Car selon l’Islam, le destin de chacun est déjà prédéterminé. Mais si Dieu sait déjà ce que nous allons faire, pourquoi sommes-nous, pourquoi devrions-nous être tenus responsables de nos actions ? Chaque école a sa réponse.

Mais dans le film, il est aussi question des Frères Musulmans, qui sont apparus au début des années 1900, lors des révolutions européennes. Les Frères sont un mouvement qui s’inspire de l’Europe et de ses idéaux révolutionnaires. L’ouvrage le plus connu qui émane de ce mouvement est « Signes de piste » (en arabe Ma’alim fi al-Tariq), du penseur Sayyid Qutb, écrit en 1964, le livre « interdit » que lit le protagoniste Adam dans le film. Selon Qutb, il faut renverser les dirigeants arabes qui n’implémentent pas la loi islamique – autrement dit, mener une révolution. Là où le sunnisme refuse de s’ingérer dans le séculier. C’est ce livre qui est à la base du jihad moderne. Évidemment, le livre est banni en Égypte, même si tout le monde le connaît. Or ce que la plupart des gens ignorent est que Nasser était membre des Frères ! Et aussitôt arrivé au pouvoir, il a banni le mouvement, car il en connaissait le potentiel dissident.

Le groupuscule des Frères Musulmans que je mets en scène dans mon film est évidemment une caricature, en particulier de leurs tendances plus extrémistes. Pour les besoins du film, j’avais besoin de montrer qui était qui, et donner l’illusion de fractures religieuses au sein de l’institution. Mais tout cela n’est que mirage, car si vous avez vu le film, vous comprenez que le véritable combat a lieu dans les hautes sphères politiques : le président aura-t-il ou non le contrôle sur le pouvoir religieux du pays ? C’est pour cela que nous voyons différents imams avec différentes opinions sur la question, certains sont pour, certains sont contre, d’autres y sont indifférents. Sur le papier pourtant, Al-Azhar n’est censé avoir qu’un pouvoir moral…alors pourquoi cette volonté de l’État de s’en emparer ?

Le rôle d’Al-Azhar est d’interpréter le Coran, et les actions du prophète. Les recommandations religieuses, connues sous le nom de fatwa, du grand imam d’Al-Azhar sont tenues dans l’entièreté du monde arabe comme faisant loi absolue. Ne pas obéir à une fatwa, c’est risquer d’aller en Enfer, ce qui est bien pire que d’aller en prison aux yeux des musulmans. Autrement dit, le pouvoir que détient Al-Azhar sur la population du monde arabe est immense, et surpasse celle des présidents. Vous comprenez mieux maintenant pourquoi ces derniers veulent s’en emparer.


Et comment vous, qui avez grandi à Stockholm, êtes-vous rentré en contact avec ce monde ?

 

Mon grand-père a étudié à Al-Azhar, et j’ai moi-même étudié en Égypte, dans l’Université des Beaux-Arts d’Alexandrie. J’ai toujours été fasciné par les dynamiques de pouvoir, et l’Égypte n’est qu’un exemple parmi d’autres, même si elle en est, en Arabie, le noyau dur. Au temps des pharaons, si ces derniers étaient en opposition avec les prêtres, l’un ou l’autre allait finir avec un couteau dans le dos…L’histoire de l’Égypte s’est faite sur cette tension. Et nous avons une tension similaire en Suède ! Nous avons certes des Premiers ministres qui peuvent parler et faire toutes sortes de déclarations, mais tout le monde, en vérité, attend la déclaration du roi. Et qu’est-ce que le roi ? Un symbole divin. Nous nous croyons sophistiqués et au-dessus des croyances, mais les humains bâtissent à partir des mythologies et des histoires qu’ils se racontent parmi. Nous avons besoin de symboles pour mettre de l’ordre dans le réel. Prenez mon film comme exemple ! Il a été sélectionné à Cannes dans la compétition principale et a gagné un prix : cela veut dire que c’est un bon film, si l’on en croit les symboles.

Nous vivons à une époque où, en Occident, la science est devenue notre religion. La science nous permet de lire et comprendre les faits, les signes autour de nous, à la manière d’un grand prêtre. C’est le scientifique aujourd’hui qui vient nous annoncer la fin du monde, l’Apocalypse : si nous ne réglons pas la question du changement climatique, nous périrons. Et chaque scientifique a sa manière de répondre à ce problème, a son avis sur la question. Mais tous pratiquement sont d’accord pour dire que tôt ou tard, la Terre disparaîtra. Et si tel est le cas, alors pourquoi devrions-nous nous soucier de quoi que ce soit ? Quelle est notre responsabilité morale là-dedans ? Vous voyez, nous retombons sur les mêmes débats qui animent les instances religieuses. Mon film parle certes de l’Égypte, mais plus généralement de la foi, du pouvoir, et de la responsabilité humaine.


Or le savoir, dans votre film, a un prix non négligeable…

 

En effet. Je me suis inspiré de mon histoire familiale pour le personnage d’Adam. Mes grands-parents vivaient aussi dans un village de pêcheurs, et sont allés étudier en ville. Quel poids, quel fardeau cela dut être pour eux ! Leur village n’avait même pas l’électricité, vivait à une autre époque, et ont vu la civilisation, la technologie, pour eux le futur. Dans la Bible d’ailleurs, manger le fruit de la connaissance équivaut à être rejeté du Paradis. La métaphore étant, si vous savez et vous n’agissez pas, vous êtes coupable ; si vous ne savez pas et n’agissez pas, vous êtes pardonné ! Et ainsi, le plus nous en savons, le plus nous sommes coupables. Dans le cas de mon personnage Adam, le plus il en apprend sur le monde, le plus il se rend compte que la vie n’est pas si simple. Et c’est un fardeau qu’il devra porter à jamais en lui, un fardeau qu’il ne pourra jamais partager avec autrui.