Le grand entretien : Samuel Theis

Le 09 mars 2022

«Il faut avoir le courage d'aller à la rencontre de soi»


Il est comédien, metteur en scène de théâtre, habitué aux seconds rôles au cinéma et à la télévision et également réalisateur. Huit ans après une première (co-)réalisation particulièrement remarquée, Samuel Theis réalise en solo Petite Nature.


Son premier long métrage Party Girl a remporté la Caméra d’or au Festival de Cannes en 2014. Huit ans plus tard, il réalise Petite Nature, un film sur un moment charnière dans la vie de Johnny, 10 ans, appelé à s’émanciper du milieu social dans lequel il a été élevé. Un film coming of age pas comme les autres.


Petite Nature repose essentiellement sur son personnage principal, Johnny, un enfant de 10 ans complexe et charismatique. Quelle a été la source d’inspiration de ce personnage?

Je me suis appuyé sur ma propre expérience pour écrire ce scénario. C’est ce qui m’a permis de me sentir légitime pour aborder ce sujet. Même s’il est vrai que dans le processus d’écriture, Johnny devient un personnage avec sa propre cohérence et je ne peux plus lui faire dire ou lui faire faire ce que je veux. J’avais envie avec ce film de faire un portrait de l’enfance qui ne soit justement pas angélique. J’ai le sentiment qu’il y a de la gravité dans l’enfance et que l’on peut vivre des choses très profondes, des choses violentes, des choses qui bousculent. Cela ne veut pas dire qu’on renonce à notre capacité à être émerveillé. Moi, c’est à 10 ans que j’ai pris conscience de mon désir de partir. Au départ, ce n’était qu’un pressentiment et puis j’ai réussi à exprimer le fait que je me sentais différent du reste de ma famille. Je savais dès lors qu’à un moment donné, je partirais. C’est un sentiment bizarre car même si je viens d’un milieu défavorisé, je n’ai pas du tout l’impression d’avoir eu une enfance horrible. Il y avait beaucoup d’amour et de tendresse dans notre famille. Donc ça rendait ce choix encore plus difficile. Parce que partir, ça voulait dire aussi quitter les gens que j’aime.


L’émancipation de Johnny passe par le rejet de sa famille mais également de son statut social. Comment exprimer ce rejet sans tomber dans le mépris de classe?

La colère a longtemps été un moteur qui m’a permis de m’arracher à mon milieu. Mais je pense que je n’étais pas pour autant forcément dans le juste. Mon regard sur la région et sur ces classes populaires a depuis complètement changé et ce que je pouvais ressentir comme une honte sociale, je ne le vois plus de la même manière aujourd’hui. Je me suis réconcilié avec ce territoire et ce milieu social. Dans la manière de le raconter, il n’y a pas de jugement moral. Le fait que cet enfant ait le désir de s’émanciper parce qu’à un moment, il rencontre ce prof, découvre cet autre monde et a l’impression que ça lui correspond, ne veut pas dire, que ceux qui restent et ceux qui sont de l’autre côté seraient des ratés. Il y a des gens qui se sentent à leur place, qui ne la questionnent pas. Et puis, il y en a d’autres pour qui c’est une question. À un moment donné, il faut avoir le courage d’aller à la rencontre de soi. Je pense que le film parle de ça. C’est le parcours d’un enfant qui, tout à coup, va vers une forme d’affirmation de soi et qui a le courage de se dire «je suis différent».


Le film se déroule à Forbach, en Lorraine, ce qui donne une tonalité singulière au film, presque exotique. Là aussi, vous avez choisi ce décor parce que vous y avez grandi?

Oui. Je voulais parler de choses que je connais. Et même si le film est politique, dans la manière de rendre visible des gens qui souvent n’ont pas voix au chapitre, il n’y a pas de militantisme là-dedans. Petite Nature n’est pas un film à message. Je souhaitais plutôt révéler l’humanité de personnes qui vivent dans cette région et qui y restent. C’est une garantie pour moi d’être précis, d’en parler sans en faire des clichés ou des stéréotypes et d’éviter tout manichéisme. J’ai de la tendresse pour elles. J’ai envie de les raconter avec complexité sans enfermer les classes populaires dans un statut précaire, où leur seule préoccupation serait la survie ou des questions d’argent. Ça, ça ne m’intéresse pas. Au contraire, ce qui m’intéresse, c’est de montrer que ces gens sont habités par des récits sur la liberté, le courage, l’amour, le désir, l’identité... Ils sont traversés par des questions existentielles. J’essaie de leur donner un statut de héros, tels qu’on en trouve dans les histoires de prince et de princesse ou de tragédie grecque.


Revenons à Johnny. Vous avez choisi Aliocha Reinert pour incarner ce rôle. Comment s’est déroulé le casting ainsi que la collaboration avec ce jeune interprète?

On a fait un casting sauvage assez long. Quand on caste des enfants, il faut en voir beaucoup. Les enfants qui s’inscrivent au casting ne sont pas toujours là pour les bonnes raisons. Ils sont souvent poussés par les parents.

Johnny est un personnage qui a déjà beaucoup de responsabilités pour son âge. Il s’ennuie avec les garçons et les filles de son âge. J’avais donc besoin de trouver un enfant qui ait cette maturité-là car je ne voulais pas le bousculer et le précipiter dans ces problématiques avant qu’il ne soit prêt. Il y a des enfants qui sont précoces sur ces questions et d’autres pour qui ça arrive beaucoup plus tard, ce qu’il faut respecter. C’est important que l’enfant soit toujours dans une safe zone et que tout se fasse en transparence entre lui, ses parents et moi. Il faut qu’il y ait une sorte de contrat moral entre nous, afin de se faire confiance pour préparer ce parcours qui n’est pas simple avec du travail et des discussions. Je lui ai dit quels étaient les sujets du film et ce que ça impliquait de jouer dans un film qui sort dans des salles de cinéma, que ses amis, sa famille et ses voisins iraient le voir. Il fallait qu’il puisse réfléchir à cet engagement. Se sentait-il vraiment prêt à vivre ça? Il a pris un temps de réflexion et puis s’est engagé. Les valeurs que véhicule le film sont des valeurs auxquelles il souscrivait lui aussi, même à 11 ans. Ce que j’ai trouvé beau dans le travail avec un enfant (ce que je fais pour la première fois), c’est de me rendre compte qu’il était un collaborateur artistique, au même titre qu’un adulte. Aliocha est un enfant libre, autonome et qui porte déjà un certain regard sur le monde. C’est fascinant et je pense qu’on le voit dans le film. On se rend compte que ce garçon, il comprend ce qu’il joue. Il n’est pas perdu, il est précis.


La plupart des autres acteurs sont également non professionnels.

Ça faisait partie du projet dès le départ. Je fais le récit d’un milieu social et d’un territoire. C’est important que les gens qui jouent soient des personnes de cette région parce que ce sont des corps, des visages, des accents, des coupes de cheveux, des manières de s’habiller. J’aime cette forme d’hyper réalisme. Même si j’introduis de la fantaisie dans la mise en scène, je ne peux pas travestir totalement la réalité de ces personnes.


Il y a toutefois deux rôles, le professeur de Johnny et sa compagne, incarnés par des acteurs professionnels (Antoine Reinartz et Izïa Higelin).

Dès le départ, il fallait que l’instituteur soit joué par un acteur professionnel, car ce qu’il avait à jouer est difficile. Et puis je me disais qu’il serait un allié sur le plateau. Je ne savais pas à quel point je pourrais me reposer sur les enfants pour qu’ils gardent les enjeux des scènes en tête ainsi qu’une certaine précision dans le jeu. Je me suis dit qu’avec un acteur professionnel sur le plateau, il saura s’ils sont en train de dériver ou de s’éloigner un peu de la scène. Il saura les ramener à nouveau à l’intérieur. Ensuite, comme on parle de deux milieux sociaux qui se regardent et qui sont respectivement fascinés l’un par l’autre, je me suis dit que ça serait intéressant de plonger deux acteurs professionnels au milieu d’acteurs amateurs parce que tout à coup, cette fascination, elle a également lieu sur le plateau.


Dans le film, la composition des plans et la lumière sont remarquables. Comment avez-vous travaillé avec votre directeur de la photographie?

On a pas mal réfléchi, sur la manière d’éclairer ce film. On voulait éviter l’austérité à laquelle on assimile généralement les films sociaux réalistes. Je souhaitais qu’on se permette de la couleur et une forme de sensualité par le cadrage. Avec Jacques Girault, le chef opérateur, on a beaucoup réfléchi sur la manière de filmer l’enfant. Quand un adulte porte une caméra, quel va être le dispositif pour pouvoir filmer un enfant et être à sa hauteur? Un enfant, c’est petit. Le filmer en contre-plongée me semblait être une solution pour lui donner un statut de héros, pour qu’on soit obligé de lever le regard vers lui. On s’est aussi permis d’être très près de lui, de son visage pour rendre compte de son point de vue et partager cette expérience au spectateur.


L’émancipation de Johnny se réalise, entre autres, à travers ses premiers émois amoureux à l’égard d’une personne adulte. Comment aborder frontalement cette thématique délicate sans tomber dans le voyeurisme?

Dès l’écriture, j’ai pris le temps, j’ai réfléchi. En tant que cinéaste, j’ai une responsabilité importante quant à la manière avec laquelle je filme les enfants. Avec les vagues successives de #MeToo, ces sujets sont délicats. On sent qu’il y a une parole qui s’est libérée autour des victimes et on se rend compte qu’elles sont très nombreuses. On peut vite être tenté par le spectaculaire. Moi, au contraire, je préfère être dans le suggestif et garder une forme de pudeur. Le moins on montre, le mieux c’est. Mon intention n’est pas de créer du malaise chez le spectateur, mais de le bousculer, de le déranger. J’aimerais qu’on soit capable d’affronter et de regarder ces problématiques afin qu’elles ne nous fassent pas peur et qu’on puisse mettre des mots dessus. La première étape de la libération de la parole de #MeToo c’est d’entendre la parole des victimes mais je pense que dans un deuxième temps, il est nécessaire de créer un débat autour de ces questions. J’avais aussi une responsabilité sur la réaction de l’adulte. C’était important que cette réaction soit adéquate et qu’elle remette l’adulte et l’enfant à la bonne place. Le film est construit sur un quiproquo: ce prof, il a envie d’aider cet enfant à s’en sortir et il lui tend une main généreuse et l’enfant confond cette attention avec autre chose et se raconte autre chose. Je trouve que l’état amoureux et le désir sont des vecteurs qui permettent la métamorphose. L’école républicaine a cette vertu d’essayer d’aider les enfants à s’en sortir. Il y a une forme de naïveté là-dedans. Tout à coup ce geste se retourne contre le professeur et la menace vient de l’enfant. On sent qu’il y a de la panique et de la peur dans la réaction du professeur. Son excès de zèle et sa générosité l’ont finalement mis dans le pétrin et ça peut lui coûter sa carrière. Je trouvais cette situation intéressante, particulièrement dans le climat qui est celui des écoles aujourd’hui, où il y a une grande crispation autour de ces questions.


Vous êtes non seulement réalisateur mais également acteur. Est-ce un équilibre qui vous convient ou est-ce que vous penchez d’un côté plus que de l’autre?

J’ai l’impression que faire des films m’a rendu plus libre dans le jeu. À l’inverse, être comédien m’aide à diriger mes acteurs. Je connais les mécanismes du jeu et donc je sais ce qu’ils traversent et par où ils passent. Ça me permet aussi de mieux les accompagner et de mieux les diriger. Il est essentiel pour moi que les acteurs incarnent leur rôle, afin de créer des personnages complexes et de sentir une humanité forte afin d’être bousculé à la fois par la violence des choses et en même emps par la tendresse, la douceur et les émotions.


Propos recueillis par Blaise Petitpierre


Sortie du film: 23 mars