Le Grand Entretien – Radu Jude : «Les réseaux sociaux changent notre rapport au corps et à la société»

Le 15 décembre 2021

Le cinéaste roumain, lauréat de l’Ours d’or à Berlin avec Bad Luck Banging Or Loony Porn était au Geneva International Film Festival (GIFF) pour présenter son film en avant-première suisse. Selon lui, le cinéma doit avant tout provoquer la réflexion et le débat. Entretien.


L’ambiance du Ritz-Carlton genevois, sur les rives du lac Léman, aura en tout cas permis de converser en toute quiétude avec Radu Jude. Le réalisateur roumain était au cœur de la Cité de Calvin durant le dernier GIFF, accompagnant son long métrage Bad Luck Banging Or Loony Porn (voir CF n. 853), gagnant de l’Ours d’or à Berlin. La fiction, projetée en avant-première suisse et dès aujourd’hui sur nos écrans, débute par une longue séquence de porno amateur qui expose Emi, enseignante, au lit avec son mari. Malheureusement pour le couple de trentenaires, la sextape s’échappe et débarque dans la jungle d’internet. Emi va devoir affronter le regard des parents d’élèves qui la convoquent à une séance qui se mue vite en tribunal. Alors que, face aux pressions, menaces et obscénités l’enseignante garde la tête froide (et haute), les échanges violents et dialogues de sourds brossent peu à peu le portrait d’une société hypocrite, adepte des petites phrases et polémiques. Radu Jude signe un long métrage marquant, usant aussi à contre-courant des mouvements de caméra, pour rappeler que celle-ci existe et produit son propre discours, au-delà de tout pouvoir immersif.


Emi est très seule. Face à ce qui lui arrive mais aussi face à la société avec laquelle elle interagit peu. Est-elle en décalage avec son temps?

Oui, on peut dire cela. On peut dire aussi que la technologie commence à dépasser les mœurs, la morale, d’où cette tension qui surgit dans l’histoire. Les nouvelles technologies, notamment les réseaux sociaux, changent le rapport entre le corps et la société, transforment la notion d’intimité et d’espace privé. Dans ce sens Emi est en décalage, n’adhérant pas à ce mode de fonctionnement. Je me souviens, quand j’étais adolescent, j’allais souvent chez mes grands-parents, à la campagne, et j’écoutais du heavy metal. Eux n’avaient pas accès à cette musique autrement. Là aussi il y avait un décalage provoqué par deux mondes qui s’entrechoquent. C’est la même chose en fait.


On entre dans le récit frontalement, à travers des images pornographiques filmées par l’ami de la protagoniste. Pourquoi d’emblée ce mode de représentation?

Je voulais utiliser cette séquence comme un élément de preuve. Le récit se focalise sur des gens qui jugent cette vidéo et ses conséquences. Pour que le public puisse comprendre, juger aussi, parce qu’on juge tout le temps et que c’est notre façon de voir la réalité, il fallait que je montre les faits.


Votre film se construit en chapitres, tous annoncés avec un brin d’ironie. Est-ce aussi pour mettre le spectateur à distance du récit?

Oui, tout comme d’autres éléments qui génèrent aussi cet effet. C’est Godard qui m’a appris ça! Il considère à raison qu’une œuvre doit permettre au public de prendre un certain recul. Selon moi, il y a deux façons de faire du cinéma: une première immersive, où le spectateur est invité à plonger dans l’histoire, à suivre simplement ses étapes. L’autre manière, plus analytique, consiste à proposer au spectateur d’autres associations, d’autres connexions, auxquelles il pourra réfléchir après l’immédiateté de la séance. J’entends souvent dire que cette option ne provoque aucune émotion. Et pourtant c’est tout le contraire! Une fois, un mathématicien m’a confié qu’en observant un de ces théorèmes résolus, il s’était mis à pleurer face à tant de beauté. Au cinéma, on est habitué aux sensations rapides et qui repartent à la même vitesse. Moi je suis contre cela. Je souhaite utiliser ce prisme pour réfléchir.


C’est pour cela que vous détournez l’attention vers des éléments du décor, comme des affiches publicitaires, quand vous filmez Emi qui erre en ville?

Oui. D’ailleurs à la fin d’une projection, quelqu’un m’a un jour dit que ce procédé l’énervait beaucoup, qu’il lui faisait voir la caméra. Mais c’est justement ce que je cherche, car je ne veux pas l’effacer. Quand j’admire une peinture, j’observe ses couleurs, sa matière, ses aspérités. C’est un tout.


Quand les parents débattent sur l’exclusion ou non de l’enseignante, personne ne s’écoute. À l’image des débats sur de nombreux plateaux de télévision et les réseaux sociaux?

Je me suis beaucoup inspiré des interactions dans le monde digital, en effet, mais inconsciemment en fait. J’ai mis dans cette scène un fonctionnement que j’ai constaté après la sortie de mes précédents films, qui traitaient d’holocauste, d’esclavagisme et de l’antisémitisme des années 30; des thèmes encore tabous en Roumanie. Les réactions étaient violentes sur internet. C’était le bordel. Maintenant est-ce qu’on peut dire que cela représente seulement la société roumaine? Je dirais que non, d’abord parce que je déteste les généralités, ensuite parce que tout part chez moi d’une perspective personnelle. Je tenais néanmoins à partir de mon pays, car j’en ai marre de cette obsession de l’universel. Dès qu’on fait une demande de subvention, il faut toujours avoir un récit universel! Je trouve ça un peu bête, si je vois un film de Tanner ou de Godard, j’ai aussi envie d’avoir un morceau de la Suisse, pas une copie d’un autre film.


La polémique est-elle saine?

Je pense en tout cas qu’il faut avoir des discussions contradictoires. Mais ce qu’il se passe en ligne a, en fait, toujours existé. C’est juste plus visible aujourd’hui. Je me souviens, quand j’étais enfant, après la révolution roumaine de 1989, la politique est entrée dans la vie des gens et j’ai assisté aux plus horribles bagarres dans ma famille, avec mes grands-parents, mes cousins. Et je n’ai jamais vu quelqu’un capable de faire changer l’opinion d’un autre durant les disputes. Pour évoluer et prendre du recul, il faut surtout beaucoup de temps et, encore une fois, une réflexion. Je reste toujours optimiste: quand une personne exprime le rejet avec violence, c’est peut-être aussi un premier pas qui l’amènera à changer de mentalité. Enfant, quand j’ai vu pour la première fois un film de Jean-Marie Straub et Danièle Huillet, j’ai détesté. Quinze ans après, le film avait mûri dans ma tête et j’ai pu le redécouvrir avec joie.


Votre film met en scène la bêtise humaine. Restez-vous néanmoins attaché à vos personnages?

Je ne peux éprouver de la sympathie que pour des personnages d’une fiction en fait. Dans la vie réelle, c’est impossible et je perds patience. Il y a trois ans, en Roumanie, des associations ont tenté de faire passer un référendum contre le mariage gay, pour l’intégrer dans la constitution, sans modification possible dans le futur. Ce qui m’a alors choqué, ce n’était pas le référendum qui n’a d’ailleurs pas abouti, mais plutôt les réactions des gens, d’une telle violence, dans toutes les couches sociales. Je me suis dit que je ne pouvais pas me lier d’amitié avec des gens comme ça. Dans un film, je tente malgré tout de me mettre à leur place (il rigole)!


Vous utilisez des images d’archives au milieu du récit. On plonge dans divers événements du passé, notamment relatifs à la dictature communiste. Pourquoi cette parenthèse?

Je voulais que mon film ressemble à une esquisse. Qu’il soit ouvert sur autre chose. Dans la première partie, je touche à un mode de représentation documentaire. La troisième, où tout le monde se confronte, reste très populaire. Au milieu, je voulais toucher à l’essai, provoquer des chocs entre les images et les commentaires, des contradictions aussi. Enfin créer des moments poétiques. C’est une partie très personnelle, où je fais confiance au spectateur qui l’interprétera à sa manière.


Faire du cinéma, est-ce pour vous un acte politique?

Absolument, après il faut bien définir le mot, car pour beaucoup, il signifie propagande. Dans ce sens mes films ne sont pas politiques. Ils ne prennent personne en otage. Je peux dire que pendant la dictature de Nicolae Ceau?escu, les cinéastes les plus politiques étaient certainement ceux qui essayaient justement de ne rien faire de politique. Pour aller à l’encontre des attentes du régime.


Propos recueillis par Adrien Kuenzy



Sortie du film: 15 décembre