Le grand entretien Marie-Eve Hildbrand: «Il fallait que plusieurs mondes se côtoient»

Le 22 septembre 2021

À travers son documentaire Les Guérisseurs, la cinéaste lausannoise diplômée de l’ECAL lie magnifiquement la fin d’une carrière, celle de son père médecin, le destin de jeunes pousses de la santé et d’autres pratiques alternatives.


Les croissants amenés par Marie-Eve Hildbrand resteront étonnamment intouchés durant toute la discussion, intense et ponctuée de quelques silences. La cinéaste qui présentait Les Guérisseurs à la dernière édition du Festival Visions du Réel, un documentaire aussi lauréat d’un prix du Pour-cent culturel Migros, a le souci du détail. Prochainement en salle, son film en témoigne: les gestes sont scrutés, sublimés, s’enchaînant poétiquement grâce à un montage organique. L’artiste n’aime ni les cases, ni les parallèles simplistes; préférant la nuance, le questionnement et les émotions à la thèse. Ainsi la Lausannoise pose ici sa caméra au cœur de la médecine au sens large. Il y a celle que Francis, son père, un généraliste attentionné, pratique depuis quarante ans. Alors qu’il s’apprête à recevoir ses derniers patients, d’autres vivent leurs premiers émois: des étudiants en médecine acquièrent, sous pression, l’art de soigner et d’écouter, dans un monde qui de plus en plus se déshumanise. Et puis il y a Monique et Nasma qui suivent d’autres traces, à travers les traditions du secret ou du chamanisme. Au-delà des différences, la réalisatrice tisse des liens pour révéler un des fondements de tous ceux qui guérissent: établir une relation de confiance permet toujours de mieux apaiser.


Comment est né ce premier long métrage documentaire?

Plusieurs impulsions m’ont menée à le développer. Sur un tournage, j’ai d’abord sympathisé avec un guérisseur. Puis en quelques mois, j’en ai rencontré d’autres, dans des moments bien particuliers. C’est un monde que je ne connaissais pas du tout mais qui m’a toujours intrigué. Ensuite, quand j’ai eu 40 ans, mon corps vieillissant a eu quelques petits soucis. Je suis allée consulter pour la première fois d’autres médecins que mon père. Tous semblaient exténués, voir dépassés. Je me suis dit qu’il y avait un problème et quelque chose à creuser au sujet de ceux qui incarnent la santé. Et puis la fermeture du cabinet de mon père est aussi devenue une des trames importantes du récit. C’était aussi une manière pour moi de l’accompagner dans cette étape.


Justement vous filmez votre père à la fois avec beaucoup d’empathie et de pudeur. Était-ce difficile de maintenir aussi une forme de distance?

Tout d’abord, je n’ai jamais voulu faire son portrait. C’est davantage la figure qu’il incarnait qui m’a intéressée. La façon dont un médecin de campagne cultive la proximité, observe les évolutions ou porte cet amour de la transmission. Quels sont les éléments qui perdurent à travers le temps? Le titre du film fait aussi référence aux guérisseurs de l’époque. Peut-être que mon père sera un jour le guérisseur des médecins de demain? Enfin je suggère que le monde bouge, que la médecine bouge, mais que le rapport entre le praticien et son patient garde son essence. Il faut dire que j’ai commencé le projet avec des tas de questions… et que j’en ai encore plus aujourd’hui. Mon but était de refléter cela.


De quelle manière?

En fait je n’essaie pas de faire des films informatifs. J’espère surtout transmettre une ou plusieurs impressions, au sens littéral du terme. Celles que j’ai perçues d’un domaine que j’ai exploré. Plusieurs personnes m’ont d’ailleurs dit qu’elles n’avaient pas été portées par de grandes révélations en visionnant mon film, mais plutôt qu’elles vivaient des choses. C’est exactement ma manière de faire. Je ne prétends pas tenir un discours, je délivre des sensations.


La communication non verbale reste ainsi très prégnante.

Exactement. J’ai beaucoup lu sur les guérisseurs ancestraux. Je me suis rendu compte qu’il y a depuis toujours des rituels, aussi chez les médecins qui pratiquent la médecine dite «classique». C’est extrêmement codifié. Tant dans le choix des mots que dans l’attitude, comme une chorégraphie. Les consultations chez mon père se faisaient par exemple toujours en deux étapes. Lors de la première, il était assis au bureau, dans une position d’autorité, plus haut que son patient. Mais ensuite les places étaient inversées. C’est le patient qui dominait physiquement la situation, reprenant du pouvoir lors de l’auscultation.


Est-ce que le fait d’imbriquer la médecine dite «traditionnelle» et les soins plus «alternatifs» était une évidence dès le départ?

Il fallait que plusieurs mondes se côtoient. Dans la réalité, les médecines holistique et allopathique sont assez méfiantes l’une envers l’autre. Au début du processus, mon but était de trouver des personnages à la frontière de ces deux univers. Mais il y a trois ans, quand j’ai commencé la production du film, les tabous persistaient. Je savais par exemple qu’au CHUV on faisait appel au secret, mais jamais on ne m’a donné d’autorisation pour filmer la pratique. J’ai donc décidé de lier diverses strates de la médecine principalement à travers le prisme du montage. Cela m’a pris énormément de temps. Il y avait une composition sensible et visuelle à trouver. Le cinéma m’a donné la possibilité d’ériger des ponts. Aujourd’hui, heureusement, le monde évolue et les frontières deviennent plus poreuses.


Et les robots sont parfois utilisés pour occuper les enfants à l’hôpital…

J’ai aussi cherché à observer ce que devient la médecine. Il y a effectivement une part de formatage qui grandit. On cherche à tout prix l’efficacité, la performance. Les jeunes médecins subissent une pression très forte. Beaucoup d’étudiants prennent des médicaments pour supporter le stress. C’est un paradoxe. On valorise énormément ce qui est mesurable, moins ce qu’on ne peut pas quantifier. Mais ce sont des débats qui reviennent aujourd’hui dans le milieu hospitalier. Il y a par exemple les inconditionnels de la médecine personnalisée, de la biogénétique et ceux qui voient les choses de manière plus systémique. D’autres encore qui tentent de ramener un peu de spiritualité et de sens. Je pense que la nouvelle génération est plus ouverte à la diversité que celle de mon père, et ça c’est plutôt rassurant.


Votre père justement, qu’en pense-t-il?

C’est drôle parce qu’il a reçu le secret de l’une de ses patientes, sans jamais l’utiliser. Il m’a toujours dit qu’une partie de lui avait peur que ça marche et l’autre que ça échoue. Vous savez, toute sa vie, il a fonctionné avec des dossiers, des étiquettes. Et il y avait la fiche 31. À chaque fois qu’on lui parlait d’une brûlure guérie par le secret ou d’autre chose qui n’entrait pas dans son système, il ajoutait des notes dans ce dossier, dans l’espoir un jour de réaliser une thèse sur les guérisseurs. Peut-être lors de sa retraite… mais je crois que désormais il préfère jardiner!


Vous filmez aussi des étudiants en médecine et captez des surgissements inattendus, des pleurs ou des regards émus au moment de consultations avec des patients. Comment avez-vous gagné leur confiance?

Cela demande beaucoup de patience et de discrétion. Les jeunes médecins font partie de ce que l’on nomme encore l’élite, ils n’ont pas spécialement besoin qu’on leur donne la parole. Par contre les étudiants ont très peur de l’image qu’ils renvoient. J’ai dû établir une relation de confiance, petit à petit. La question du consentement est aussi cruciale. Je l’ai renouvelée à chaque étape du tournage. Elle se cristallise dans cette relation entre filmeur et filmé. Qu’est-ce qu’une personne est d’accord de donner? Les réseaux sociaux nous ont habitués à l’auto-mise en scène. Mais se laisser regarder, pour certains, c’est perdre le contrôle. C’est aussi pour cela que j’ai tenu à capter leur première dissection d’un mort. C’est comme un rite de passage, ils se confrontent à la matière d’un corps, à leurs propres limites aussi.


De votre côté, était-il aisé d’être face à ces corps?

Au moment de tourner, je suis toujours dans un état modifié de conscience, hyper concentrée sur le résultat. Et je perds la notion du temps. Tout ça pour dire que j’ai attendu la fin de la journée pour retourner seule dans la salle. Et là j’ai pris le temps de leur dire merci à ma manière, de réaliser qu’il y avait dix-huit corps autour de moi. Tous ont un jour décidé qu’ils se donneraient à la science. Et les médecins sont les seuls à savoir exactement ce qu’il y a à l’intérieur. Je trouve cela très beau.


Propos recueillis par Adrien Kuenzy


Sortie en salle: 29 septembre.