LE GRAND ENTRETIEN MARI ALESSANDRINI: «JE VOULAIS RACONTER UNE FABLE SE DEROULANT EN PATAGONIE»

Le 08 septembre 2021

Pour accompagner la sortie du film Zahorí, en salles dès le 15 septembre, un entretien de la cinéaste réalisé pendant le Locarno Film Festival. Née à Bariloche en Patagonie, l’artiste s’est installée en Suisse depuis le début de ses études.


À son arrivée, robe au vent, Marí Alessandrini commence par s’excuser de ne plus se souvenir de mon prénom, en raison des nombreuses choses qui occupent son esprit actuellement. Pourtant, une fois le café et verre d’eau commandés, elle était bien là, calme, avenante, à l’écoute, avec un sourire discret mais solaire. Une belle rencontre, qui a permis d’éclairer le film, en mettant en évidence la portée plus générale de l’histoire: celle de chaque enfant en quête de soi, devant se défaire de ce que la civilisation impose par ses valeurs, ses croyances. Ceci pour explorer sa propre nature et mieux se retrouver, comme la protagoniste Mora dans les steppes de la Patagonie. Cette dernière se libère progressivement de ce que lui impose la société, à travers l’école, la famille, pour s’enfoncer dans les steppes, à la recherche de Zahorí, le cheval de son ami Nazareno.


Comment est née l’idée du film?

Je voulais raconter une fable se déroulant en Patagonie. Aller vers quelque chose de très fictionnel en partant de faits sociologiques et anthropologiques. J’ai tellement appris des habitants de cette région quand j’étais enfant et adolescente et que je faisais de la photo. Ils étaient ma source première d’inspiration. Je me suis dit que j’avais touché à une sagesse et un univers qui venaient d’ailleurs, dans ce désert infini qui finalement me faisait vivre d’une certaine façon. Tout est sauvage, il n’y a pas de chemin tracé. Tu dois trouver le tien. À partir de là, j’ai voulu travailler avec eux, leur peur et leur culture.


Comment avez-vous choisi vos protagonistes? Viennent-ils de cette région?

J’ai fait un énorme casting dans la région nord de la Patagonie. Les acteurs du film sont presque tous des non-professionnels qui habitent là-bas. J’ai pris beaucoup de temps pour les choisir. C’est par la radio nationale que j’ai fait appel aux gens de la région. Tout passe par la radio nationale là-bas, les personnes n’ont pas de téléphone. C’est pour ça que c’est très long comme processus.


En parlant de la radio, elle occupe un rôle important dans votre film. D’abord, elle semble être au service du pouvoir dominant alors qu’elle permet ensuite à la protagoniste de savoir que son ami Nazareno a perdu son cheval.

J’adore cette radio qui sert à connecter les gens dans un espace si énorme, où ils sont finalement très isolés les uns des autres. Elle ne les connecte pas seulement entre eux, mais aussi avec la ville et le monde. Même avec l’Italie, quand ils écoutent de la chanson italienne [c’est le cas dans le film, ndlr]. Tu es là, au milieu du désert, et un message ou une chanson peut venir affecter ta vie ou même carrément la changer. Et c’est primordial pour eux, que ce soit parce qu’ils ont besoin de nourriture ou pour rencontrer d’autres personnes au milieu de nulle part. Si un message radio ne passe pas, la rencontre ne se fait pas. C’est très riche. On a du mal à voir comment elle pourrait être aussi essentielle dans notre vie. Là-bas, socialement, c’est primordial. C’est la radio qui crée en grande partie la société.


Vous qualifiez votre film de «western à l’envers». Pourriez-vous nous en dire plus à ce propos?

Je m’amuse avec ça. Parce que j’éprouve un besoin de jouer avec les genres, de les détourner ou de trouver comment les adapter à notre façon. À l’envers déjà, parce que l’on est en Amérique du Sud et non pas du Nord. Ensuite, les protagonistes sont un vieil homme mapuche, une petite fille et un cheval. Dans les westerns, ce sont des hommes. Des hommes à la conquête du désert. Les Indiens et les femmes sont des personnages secondaires qui deviennent ici les personnages principaux. À l’envers encore parce que l’on travaille sur les désirs de ces personnages, sans fusils ou pistolets. Mais il reste quand même la conquête… Il y a les évangéliques qui viennent de nouveau coloniser la région. C’est du western dans le sens de la colonisation et de la conquête de la culture de l’autre.


S’agit-il d’un aspect politique de votre film?

Je traite avec ironie les évangéliques mais ça reste une critique pour moi. Déjà les personnages principaux ne les aiment pas. Ils manipulent la réalité des gens et insistent pour rentrer chez eux et changer leurs croyances. On le voit au début du film avec le gamin qui ne peut pas jouer au foot parce que jouer au foot c’est comme shooter la tête de Satan.


Comment décririez-vous la trajectoire de Nora?

Elle cherche à se retrouver et à sentir qu’elle appartient au lieu. Elle ne se sent pas à sa place à l’école, parce qu’elle n’a pas de copines et que les garçons sont agressifs avec elle. Elle subit des violences parce qu’elle n’est pas comme les autres et qu’elle est étrangère. Elle se sent étrangère aussi à ses parents issus de la culture européenne alterno. Elle, elle est née en Argentine. Ses héros sont les gauchos à cheval qui sont de ce lieu. Ils ont leur liberté parce qu’ils vivent en harmonie avec cette terre et son histoire. C’est pour ça que dans cette recherche de racine, Nora s’accroche autant à Nazareno. C’est aussi la seule personne qui l’accepte telle qu’elle est. Finalement avec lui, elle peut être elle-même et partager des moments de vie. La décision qu’elle prendra de ne pas aller à l’école pour retrouver Nazareno la fait grandir. Elle quitte l’enfance en acceptant ce dont elle a envie pleinement.


Une anecdote par rapport au tournage?

Il y a eu un événement très drôle: on a vraiment perdu Zahorí! [la jument qui disparaît également dans le film, ndlr] Elle s’est échappée dans la steppe en galopant à fond. L’entraîneur a couru derrière elle. On a pris des 4x4 pour essayer de les rattraper mais il n’y avait pas de route pour. On a donc perdu Zahorí et l’entraîneur! C’est vers trois heures du matin qu’il m’a appelé pour me dire: «T’inquiète pas. Je ne l’ai pas encore retrouvée mais j’ai du réseau au milieu de la steppe.» On a alors dû passer un message à la radio nationale pour retrouver Zahorí. La vraie histoire a rencontré celle du film.


Avez-vous déjà des projets pour la suite?

Les envies ne manquent pas. Je voudrais travailler sur quelque chose de musical et de plus physique, avec des danseurs et des acrobates, ici au Tessin. La région m’inspire beaucoup.


Propos recueillis par Sabrina Schwob


(Voir CF n. 860/1 - Locarno, p. 45.)