Le Grand Entretien – Lionel Baier

Le 21 septembre 2022

À l’occasion de la sortie en salles du dernier film du réalisateur suisse Lionel Baier « La dérive des continents (au Sud) », nous nous sommes fendus d’un entretien avec le principal intéressé.


Nathalie Adler est en mission pour l’Union Européenne en Sicile. Elle est notamment chargée d’organiser la prochaine visite de Macron et Merkel dans un camp de migrants. Présence à haute valeur symbolique, afin de montrer que tout est sous contrôle. Mais qui a encore envie de croire en cette famille européenne au bord de la crise de nerfs ? Sans doute pas Albert, le fils de Nathalie, militant engagé auprès d’une ONG, qui débarque sans prévenir alors qu'il a coupé les ponts avec elle depuis des années.

Lionel Baier touche donc à la crise migratoire et l’hypocrisie de l’Union Européenne face à la détresse humaine dans le troisième volet de sa tétralogie sur l’Europe, après « Comme des voleurs (à L’Est) » en 2006, « Les Grandes Ondes (À l’Ouest) » en 2013, et qui sera suivi par « Keek (Au Nord »).


Votre film semble condenser beaucoup de traits d’actualité – au point où on a l’impression de suivre en direct les événements mondiaux au fil du film…

 

C’est que le co-scénariste (Laurent Larivière) et moi-même avons été souvent pris de court par la rapidité avec laquelle le monde changeait autour de nous à ce moment ! J’ai commencé à travailler sur le projet en 2014 – le personnage de Nathalie Adler (Isabelle Carré) était alors britannique et travaillait pour l’Union Européenne. Puis est survenu le Brexit – ce qui nous a forcés au changement ! Il y eut ensuite la fermeture des ports italiens qui a mis frein momentanément au projet ; ces derniers ont ensuite été rouverts ; mais à peine nous étions-nous remis à la tâche que le COVID est venu chambouler nos plans. Bref ! À un moment, Laurent et moi avons pris la décision de poser février 2020 comme date de départ de l’intrigue. Un peu à la manière du 11 septembre 2001 ou autre date-phare, nous avons trouvé qu’elle capturait un tournant dans l’histoire moderne ; on se souvient tous ce que l’on faisait lorsque l’on nous a annoncé le confinement, la pandémie, etc. À partir de là, nous avons écrit l’histoire de manière à respecter les divers événements mondiaux ainsi que ceux liés à la crise des migrants en Méditerranée.

 

Le ton de votre film penche plutôt vers la comédie, malgré l’horreur de la situation.

 

Je pense que l’on peut être comique sans être moqueur. On rit de la situation, des incongruités, des absurdités du système, mais jamais des victimes des tragédies. C’est une manière saine de revenir, de manière critique, sur les pires atrocités aussi, sans tomber dans le pathos et la culpabilité à outrance. On peut penser par exemple à « To Be Or Not To Be » the Lubitsch, qui traite de l’occupation nazie en Pologne – et c’est une comédie romantique contre le pouvoir hitlérien en 1942 ! Et Lubitsch avait qui plus est dû fuir en Amérique afin d’éviter la persécution nazie. Son film était donc d’autant plus courageux.


Et à l’image de Lubitsch, vous offrez une critique de l’Europe.

 

Tout-à-fait, car cela est mon devoir. Je suis profondément europhile – il est tout de même extraordinaire que nous ayons réussi à mettre en place un système, connu sous le terme d’Union Européenne, qui depuis 80 ans assure la paix et l’entente entre des nations de langues et cultures diverses. On aime beaucoup taper sur l’Europe mais je trouve important de rappeler qu’elle nous sauve du système des États-Nations qui personnellement m’effraie beaucoup. Alors justement, en tant que citoyen européen, je devais pointer du doigt les dérives, les écorchures sur les 12 étoiles du drapeau bleu. L’Europe est écorchée quand la Hongrie laisse Viktor Orbán et son illibéralisme accéder au pouvoir ; quand la Pologne retire le droit à l’avortement ; quand l’Italie promeut des partis d’extrême-droite, etc.


Et d’ailleurs, vous aussi vous avez choisi de faire une comédie de sentiments !


De manière humble, j’ai essayé de pointer du doigts les dysfonctionnements politiques en me concentrant sur la crise migratoire, précisément « au sud », car le Sud porte souvent en lui cette image de vacances, de repos. Mais le Sud c’est aussi la limite de l’Europe, là où elle est confrontée aux réalités du monde qui sont terribles à voir – comme ce jeune migrant échoué sans vie sur une plage, qui met une fin abrupte aux vacances de la famille suisse. Mais tout cela est assez théorique et j’essaie de ne jamais faire de film à thèse. Alors j’ai puisé dans ce qui parle au public : les histoires d’amour difficile, de famille déchirée, de mesquineries entre collègues. Il fallait une manière de transformer la tragédie en œuvre d’art, comme l’avait fait Alberto Burri pour son œuvre de land art à Gibellina, où j’ai filmé plusieurs scènes. Burri avait enfermé les ruines d’un effroyable séisme sous un sarcophage qui respecte le contour des rues de la localité. Lui aussi donc avait mis en scène le désastre pour mieux le comprendre.

 

Vous semblez également critiquer la presse et sa passivité devant les événements : on ne cherche que le scoop photogénique…

 

C’est dans ces moments que le film devient vraiment documentaire. Les répliques des journalistes, typiquement quand ils interviewent les migrants ou prennent des photos, je les ai entendues – ou alors elles ont été dites. On préfère ainsi choisir un migrant qui ne parle pas trop bien la langue locale, mais qui bégaie, car cela fait plus « authentique », cela colle plus à notre image biaisée de ce que doit être un émigré. Au-delà donc du problème des médias, il y a le problème plus profond encore du racisme systémique envers ces populations.

 

Justement, Elisabeth Owona est une migrante elle-aussi et apparaît à la fin du film : comment est née votre collaboration ?

 

Elisabeth est arrivée il y a 6 ans en Italie, et étudie maintenant dans une école de tourisme. Je l'ai rencontrée alors que je tournai près d’un camp de migrants ; elle m’a demandé ce que je faisais et je lui ai expliqué mon projet, tout en précisant que mon scénario n’était pas principalement porté sur la crise migratoire. Elle était malgré tout intéressé et voulait figurer dans le film, mais à la condition que trois revendications apparaissent dans le scénario : les migrants doivent être rétribués correctement et complètement pour leur travail ; il faut des produits sanitaires adaptés pour les peaux noires, car c’est déjà du racisme que de croire les cheveux et les peaux de couleur sont les mêmes que les « Blancs » ; il faut arrêter de laisser penser que la résistance des migrants à la douleur est plus grande, et ainsi, arrêter de leur interdire l’accès aux soins et aux médicaments.

Je ne pouvais pas réécrire mon film si tard dans le projet, aussi je lui ai proposé comme compromis qu’elle énonce ces exactes revendications devant la caméra, avec ses propres mots, sa propre énergie. J’ai été sidéré par sa force et sa détermination. Elle n’avait jamais joué devant une caméra, et pourtant, elle avait déjà une aisance d’actrice chevronnée.