Le grand entretien : Laurent Asséo

Le 09 février 2022

«Au début de l’âge adulte, les films de John Cassavetes m’ont fait l’effet d’un véritable choc»

L’ancien critique de cinéma et actuel enseignant voue une passion pour le réalisateur d’Une femme sous influence, dont la Cinémathèque suisse présente une rétrospective jusqu’à la fin du mois. Rencontre avec un homme qui n’oublie pas les émotions au moment de découvrir pour la première fois une œuvre brillamment portée par le surgissement des personnages.


Alors que l’incontournable ouvrage Cassavetes par Cassavetes (Ray Carney, Ed. Capricci) est enfin édité en français, la Cinémathèque suisse propose jusqu’au 28 février une rétrospective des plus beaux films du génie américain, auteur de chefs-d’œuvre tels que Faces (1968), Une femme sous influence (1974), Opening Night (1978) ou encore Love Streams (1984). Aussi respecté comme acteur à Hollywood, John Cassavetes (1929-1989) s’est servi de ses talents d’interprète pour financer ses propres productions; réunissant fidèles amis et amour - des comédiens époustouflants - à l’image de Ben Gazzara, Peter Falk et Gena Rowlands, qui toujours iriseront les salles obscures. Pour mettre en lumière les spécificités d’un cinéaste qui use de la caméra pour faire corps avec ses personnages, et avant de vous inviter à courir dans les salles pour (re)découvrir les merveilles d’un grand auteur, rencontre avec Laurent Asséo, critique de cinéma durant près de vingt ans - notamment pour l’Agence France-Presse (AFP) et Le Courrier - aujourd’hui enseignant en français et sociologie. À 18 ans, l’homme découvrait les films de l’Américain avec adoration. Aujourd’hui, l’émotion reste intacte.


Comment avez-vous découvert John Cassavetes?

Au début des années 80, j’ai plongé pour la première fois dans son œuvre, en visionnant une cassette VHS d’Une femme sous influence et découvrant Love Streams au cinéma. J’ai alors amorcé cette passion pour Cassavetes, mais aussi pour Maurice Pialat. Les deux utilisent le cinéma comme une captation de la vie. Ils partagent une vision commune autour de l’hystérisation des corps, souvent féminins, tout comme ils scrutent à merveille les visages. John Cassavetes est aussi un cinéaste de la folie.

Vous savez, j’ai fait partie de ces cinéphiles qui se retrouvent au bistrot après une séance pour décortiquer le film pendant des heures et se poser des questions existentielles. Dès la majorité, j’ai vraiment été happé par des artistes comme Cassavetes, Pialat ou Nicholas Ray, qui tentent toujours de trouver une faille, une brisure. Chez Cassavetes il y a quelque chose entre le secret et la vérité, entre la vie et sa représentation, entre le cinéma et le théâtre.

Rappelons aussi qu’à l’époque, John Cassavetes n’avait pas l’aura qu’il a aujourd’hui. Quand il est mort en 1989, il n’a pas été en première page de tous les journaux… alors que pour moi c’était déjà un dieu.


Son cinéma s’est-il construit aussi contre un certain genre de films?

Je pense qu’il n’a pas été contre quoi que ce soit, mais qu’il a simplement voulu tracer sa route. Certes John Cassavetes avait envie de faire autre chose; il s’est aussi brouillé avec son producteur Stanley Kramer au moment de réaliser A Child Is Waiting - un film au sujet d’un enfant autiste - car celui-ci voulait d’un long métrage didactique autour du handicap, alors que le cinéaste considérait que son personnage était normal.

Il a souvent tourné dans sa maison: un côté familial que l’on retrouve chez d’autres cinéastes qui ont un rapport avec le théâtre. Donc je ne pense pas que Cassavetes soit contre quelque chose, je pense qu’il fait partie des artistes, à l’image de Francis Bacon en peinture, qui évolue dans leur monde, dans une forme d’autarcie.


Le danger serait aussi de vouloir l’imiter?

Oui, parce qu’évidemment on est bouleversé et on se dit «tiens, c’est facile». Et on pense qu’il suffit de mettre une caméra et quelques copains devant pour que la vie surgisse. Mais non, Cassavetes travaillait énormément, écrivait énormément.

C’est aussi un cinéaste vampirique, puisque la nuit vampirise le jour et inversement dans son œuvre. Si on prend Une femme sous influence, il y a le passage du monde des enfants, de la famille, de la maison, du jour, au monde de la nuit et tout ce qui va avec. John Cassavetes n’est pas un cinéaste du sexe, pas du tout. Ce n’est pas cela qui l’intéresse. C’est un cinéaste de l’affection, de l’amour. Lorsqu’au début du film, Nick, le mari, est bloqué sur son chantier et laisse Mabel seule, elle sort et ramène un type à la maison. Mais ce n’est pas le sexe qui l’intéresse, mais plutôt d’avoir des bras autour d’elle. De pouvoir se cramponner. Quand ce type lui révèle son nom, elle l’écoute à peine. Pour Cassavetes, qu’importe l’âge, qu’importe le statut social, ce qui compte, c’est l’humain dans toute son humanité. Et l’humanité passe ici par l’amour.


Pourquoi son style a-t-il bousculé le public à l’époque?

Déjà c’est un cinéaste dit moderne, du côté de l’image-temps si on prend la définition de Deleuze, c’est-à-dire que l’action est subordonnée aux temps morts, même si tout bouge constamment chez Cassavetes. Il n’explique rien, il montre. Mais je dirais que les gros plans ont surtout choqué. Dans des films comme Faces, il y a l’idée d’aller chercher l’essence d’un être à travers eux: les cernes, les rides exposent le vécu d’une personne, et on a le sentiment de la transpercer. Mais bizarrement tout cela ramène aussi à la notion de masque. Ce qu’il y a d’extraordinaire avec Gena Rowlands dans Une femme sous influence, c’est qu’elle passe d’une merveilleuse mère de famille à une espèce de monstre masqué exposant son désarroi, parce qu’elle ne peut pas accepter la société qui l’entoure. Ce côté grimaçant, lié à la folie, a aussi sûrement dérangé. De mon côté, comme c’est le cinéma que j’aime et que j’ai aimé profondément, j’ai beaucoup de peine à comprendre ces réticences.


Qu’est-ce qui vous touche?

Ce qui me touche est surtout sa manière de restituer la vie dans toute sa densité. C’est un cinéaste réaliste du toucher, de l’affect, mais qui tente aussi de créer des images mentales à travers les hallucinations notamment. Et même si ce n’est pas forcément ce que je préfère chez lui. Ainsi Opening Night, qui est son long métrage le plus mental, n’est pas celui qui me touche le plus. Dans ses films, il y a à la fois une une dimension esthétique, parfois abstraite et une autre, plus concrète, qui met en valeur les acteurs et leur personnage. C’est bouleversant.


La forme se met-elle toujours au service du propos?

Ses films débutent toujours au cœur de l’action, sans explication préalable. Ce n’est qu’au fur et à mesure que l’on cerne les enjeux plus scénaristiques de la situation. Et le mouvement interne des personnages s’incarne toujours cinématographiquement. Par exemple, au début d’Une femme sous influence, Mabel veut passer une soirée avec son mari, et sa mère vient chercher les enfants avant de reprendre la voiture et de partir. Un long plan large sur Gena Rowlands lui donne le temps et l’espace pour plonger dans le désarroi, l’abandon, alors que ses proches la quittent. Il y a ici l’idée du flux d’amour entre les humains. La caméra doit véhiculer, incarner ce flux. Et donc révéler la façon dont les êtres humains s’éloignent et se rapprochent. Pour mettre en lumière la solitude ou des personnages blessés par le réel, la caméra devient plus lointaine, plus cadrée.


Que produit le fait de travailler souvent avec les mêmes acteurs?

Un effet de familiarité. Mais il y a en même temps toujours une bonne dose d’étrangeté chez Cassavetes. On reconnaît certes Gena Rowlands, Seymour Cassel, Peter Falk, qui défendent l’idée de troupe au cinéma et créent des liens affectifs, une ambiance égalitaire aussi, au service d’une idée de la vie et de l’amour. Mais les rôles ne se ressemblent jamais et portent toujours dans des univers radicalement différents.


Propos recueillis par Adrien Kuenzy


Rétrospective John Cassavetes jusqu’au 28 février.