Le Grand Entretien – Jules Guarneri

Le 24 janvier 2023

 

Né à Lausanne en 1993, Jules Guarneri est un réalisateur, chef opérateur et monteur de documentaires. Autodidacte, il commence par réaliser des films de ski avant de s’orienter vers des projets narratifs et expérimentaux. Le Film de mon père est son premier long métrage documentaire.


Jules, est-ce au final ton père ou le film de ton père ?

 

Je vois le titre de manière ironique bien sûr ! C’est une blague au fond, sur le fait que c’est mon père qui m’a mis au défi de faire ce film. Mais chaque fois que je lis les critiques, ce qui me frappe c’est qu’on relève tout le temps le côté sérieux, profond et dramatique du film, et peu de fois où on sent l’humour. Moi j’ai toujours trouvé que mon film était humoristique – alors qui sait, j’ai peut-être surévalué le côté drôle. Je dis ça parce que le film « de mon père » c’est au fond le film de tout le monde, un film qui ne m’appartient plus – comme tout film en quelque sorte.


Le côté intimiste extrême semble agir comme une thérapie de famille.

 

Franchement, pendant que je le faisais je me suis peut-être dit ça, mais au final, cet aspect a disparu. Le fait de faire un film c’est narrer quelque chose – même l’intimité. Mon père me disait que de son point de vue, les images où il apparaissait n’étaient même pas intimes. Du moment que les images apparaissent dans une série de montage, elles perdent leur brutalité, leur nudité, elles deviennent autre chose. Dans la narration, les images deviennent plus légères, absurdes, grotesques. J’adore Strip-Tease, l’émission télé, et j’aurais aimé faire un film proche de cette ambiance-là. Dans les premières versions de montage que j’avais, cela en était d’ailleurs très proche. Il n’y avait pas de voix off non plus. Mais lorsqu’on a fait une première projection, tout le monde était choqué, me disait que je dénonçais mon père, que j’en dressais un portrait horrible…Alors que ce n’est pas du tout ce que je voulais montrer ! Aussi la voix off a résolu ce problème, car au fond, je m’entends très bien avec mon père et je voulais que cela se ressente.


En 2022, tu avais réalisé une promenade thématique dans Nyon pour Vision du Réel, nommée « réaliser un film pour s’émanciper » justement. Il y a un côté tout de même émancipateur par rapport au père, à ton village, à ta famille…

 

Là où mon regard sur mon père a le plus changé, c’est qu’aujourd’hui je le prends avec beaucoup plus de légèreté. Au début, je prenais mon père trop au sérieux, ses paroles étaient argent comptant. Alors que maintenant, j’ai un rapport plus désinhibé. C’est la nature du jeu entre filmé et filmeur. Il était conscient que quand il était filmé, les gens seraient potentiellement choqués de ce qu’ils verraient. C’est beau qu’il se soit laissé emporter par l’exercice et qu’il se soit perdu dans son propre « rôle ». Et je dis rôle, mais ce que l’on voit dans le film n’est vraiment pas du chiqué je pense, c’est bel et bien lui.

Lors de la balade à Nyon, les gens m’ont donné des retours positifs, il y en a même qui étaient allés dire merci à mon père (rires) ! Certains étaient tout de même à l’aise, notamment à cause des images de ma mère. Et il y a aussi les questions d’argent qui sont omniprésentes dans le film, et qui peuvent gêner. Mon père dit fièrement n’avoir jamais rien fait de sa vie et a une vie aisée, est très décomplexé par rapport à ça. C’est assez anti-suisse !


Est-ce que les membres de ta famille ont vu le film ?

 

Oui et j’avais un peu peur au début. Je leur ai montré le film séparément. Par exemple ma sœur, qui ne voulait pourtant pas être montrée dans le film, est devenue maintenant la plus fervente publiciste du film sur les réseaux. Mon frère, à son image, n’a pas eu plus d’avis que cela, sinon qu’il trouvait que c’était bien pour moi. Par contre, le tournage a créé un lieu de partage fort entre nous deux, alors que je n’ai jamais vraiment eu de longues discussions avec lui par le passé. Et mon père, la première fois, a trouvé qu’il a été trop « lissé ». S’il avait vu le montage de base où c’était bien pire…Deux semaines après, il avait montré le film à une amie qui elle avait été choquée, et lui avait dit qu’elle trouvait qu’il y était dépeint de manière problématique. Après ça, il était revenu sur ses premières impressions (rires).


Tu as commencé par des films de sport, de ski plus précisément. Comment en es-tu arrivé au journal filmé ?

 

J’ai grandi à Villars sur les pistes de ski, en montagne. Dès l’âge de 12 ans, je prenais la caméra de mes parents et j’allais filmer mes potes en train de faire du sport. Je faisais ça tous les week-ends, j’adorais ça. La plupart de ces potes sont devenus professionnels, et cela m’a permis d’évoluer dans ma pratique et ma technique. Mais je me disais déjà que je ne ferais pas toujours des films de ski, aussi car grâce à mes parents j’ai toujours eu accès à une vidéothèque et me cultiver. J’ai été vite repéré par des boîtes de production de films de ski et j’en fais encore maintenant. Et cette expérience m’a enrichi, car ce type de production a évolué : à la base c’était surtout ce qu’on appelle « ski-porn » où l’on filme les skieurs faire saut après saut ; mais maintenant, ces films ressemblent davantage à des petites aventures narratives. Et c’est de là qu’est née mon envie de faire du documentaire. J’ai travaillé comme chef opérateur sur des films d’étudiants. Je ressentais un peu de mépris de leur part parce que j’avais fait mes armes avec du cinéma de sport et pas une école d’art.


Quelle différence avec les films de ski ?

 

Avec ce film, j’ai dû apprendre à raconter une histoire déjà, parce que dans les films de ski, on ne s’en préoccupe pas trop. Comment raconter une histoire et comment aller chercher cette histoire « chez moi ». Au début, je traitais ma famille comme des inconnus. Et je me suis aperçu que quelque chose ne jouait pas, car on ne comprenait pas ma place, ma position, pourquoi je me permettais cette intimité. J’ai dû changer mon approche et chercher une histoire avec les éléments les plus spécifiques à moi-même, mais qui puissent résonner avec tout le monde. Je pense que j’ai voulu y raconter mon évolution personnelle : le tournage a duré 3 ans, mon père a construit le chalet pour que je revienne à Villars, et m’a mis au défi de faire un film. Ce film, c’est donc également l’histoire de mon devenir cinéaste. Même si j’ai fait plein de film de ski, pour moi ce documentaire est mon premier « vrai » film, au sens où il y a une intention derrière. Qui plus est, j’ai accepté d’y laisser des défauts, parce que c’est aussi ça la beauté d’un premier film – ce que je ne ferais jamais dans mes réalisations sportives. J’ai toujours aimé les films où on sent la fabrication derrière, où je me dis que je pourrais le faire. Qui sait, un jour je me mettrais peut-être à la fiction !