Le grand entretien : Frédéric Temps: «C’est le cinéma là où on ne l’attend pas»

Le 06 octobre 2021

Le président, délégué général, programmateur et surtout créateur de L’Étrange Festival, à Paris, multiplie les casquettes. Rencontre avec un passionné qui n’hésite pas à libérer les films de genre des carcans.


C’est à l’abri du brouhaha des passionnés envahissant le Forum des images de Paris que se déroule notre rencontre avec Frédéric Temps, fondateur et président de L’Étrange Festival. Discussion avec un homme qui, un jour, a décidé de partager son étagère de cassettes VHS pour la transformer en un rendez-vous cinéphile incontournable.


Comment est né L’Étrange Festival?

Nous sommes techniquement à la 27e édition, mais le festival a été créé il y a presque trente ans. La volonté était de faire redécouvrir des films, plutôt de genre, qu’on ne voyait plus forcément sur les écrans de cinéma. Parce qu’ils dormaient sur les étagères des ayants droit et que les distributeurs ne les montraient plus, c’était un cinéma qu’on voyait de moins en moins en salle ou à la télévision. Il y avait un trou béant et nous nous sommes dit qu’il fallait absolument faire découvrir ce cinéma aux spectateurs. Nous nous sommes donc relevés les manches et avons créé le festival.


On pourrait penser que le nom du festival vient de sa programmation, mais son origine est différente. Quelle est la vraie histoire?

Au début du festival, nous nous sommes retrouvés dans un cinéma qui a décidé de jouer le jeu jusqu’au bout. Ils ont transformé la salle en un lieu différent, en allant récupérer de vieux poufs, des caddies pour en faire des sofas, des balancelles, etc. Les gens voyaient les films dans un cadre décalé, ce qui en faisait un étrange festival. La vraie dénomination vient de là.


Bientôt trente ans après la création du festival, qu’en est-il de la situation du cinéma de genre?

Le genre est redevenu à la mode. Les tapis rouges de Cannes, Venise et d’autres festivals en regorgent. Cette année, c’est un film d’une réalisatrice française (Julia Ducournau, n.d.l.r.) qui a eu la Palme d’or (pour Titane, n.d.l.r.) et qui était passée avec ses précédents films à L’Étrange Festival.


Puisque vous l’évoquez, pensez-vous que la Palme d’or décernée à Titane est une bonne chose pour ce cinéma?

Je reprendrai la phrase de Julia (Ducournau, n.d.l.r.), «Merci de laisser entrer les monstres», induisant l’entrée d’un «autre» cinéma dans un univers très codifié. Et induisant aussi que la porte s’est entrouverte. Est-ce qu’elle va le rester? Beaucoup de gens se sont posé la question, car ça ne s’est pas vu depuis longtemps. Même s’il y a eu Parasite juste avant, qui est aussi un film de genre à sa façon, il ne faut pas l’oublier. Quant à savoir si de telles récompenses peuvent créer un tremplin pour le cinéma de genre, je n’en sais rien. Mais nous voyons bien que les générations changent, qu’il y a de plus en plus de films de genre sur les plateformes. La demande qui s’était perdue à la fin des années 80 est en train de repartir. Tout le monde fait du genre, il y a un renouveau. C’est comme dans tous les domaines de l’art, ce sont des effets de vague.


Pour en revenir au festival, malgré cette dénomination de cinéma de genre - qui pourrait être réductrice, voire enfermer l’événement dans un carcan - la programmation n’en reste pas moins très variée.

Nous avons créé le festival comme nous l’aurions fait avec nos étagères de cassettes VHS. On peut donc très bien voir les films de Renoir ou de Verneuil, comme ceux de Tsui Hark ou de Winding Refn. En tant qu’équipe de cinéphiles, nous regardons tout et sommes totalement ouverts. Donc c’est vrai, la programmation est très éclectique. Vous pouvez trouver du dessin animé, du documentaire expérimental ou social, ou des films de guerre, voire du western tordu. Du moment qu’il y a une patte un peu décalée, insolite ou singulière, tout est possible. Un journaliste a un jour dit à propos de L’Étrange Festival: «C’est le cinéma là où on ne l’attend pas.» Je trouve cette formule assez juste et jolie.


Vous proposez également des cartes blanches à des invités qui viennent, eux aussi, enrichir la programmation.

Les cartes blanches permettent des sélections que nous ne ferions pas, car les gens penseraient que ce n’est pas dans l’esprit du festival. Cette année, c’était Pierre Bordage et Lynne Ramsay. C’est bien de faire découvrir ces cinéastes qui ont un jardin secret. Par exemple, la carte blanche de Lynne Ramsay commence par Pasqualino, un très beau film de Lina Wertmüller, qui a toujours été engagée en Italie dans son cinéma. Il y a beaucoup de gens qui ne savent pas qui elle est et qui n’ont jamais vu le film. C’est bien de pouvoir profiter de tout ça.


Dans une époque où certains films ne passent plus par la salle de cinéma et sortent directement sur les plateformes, est-ce aussi un rôle du festival de permettre une diffusion en salle?

Je vous le confirme d’autant plus que, chaque année, nous montrons des films qui n’ont pas de vendeurs en France. Je prends un exemple très concret: cette année, le très beau film d’animation de Phil Tippett, Mad God, (qui a remporté le Prix du Public, n.d.l.r.) est sans distribution pour l’instant. C’est le réalisateur lui-même qui gère le film et le fait circuler en festival. C’est vous dire la fragilité de certaines œuvres que nous mettons en salle.

L’autre problème est qu’une fois les films diffusés, ils sont piratés, qui plus est dans des qualités excellentes. C’est donc aussi un challenge d’arriver à avoir des films qui ne sont pas déjà vendus, et donc piratés. Je me rappelle que l’an dernier, j’ai été très ennuyé car, sur les 24 films qui concouraient dans la compétition long métrage, il y en avait 12 disponibles sur internet.


Malgré le port du masque et le pass sanitaire, quel est le premier bilan de cette édition que nous pourrions appeler, soyons optimistes, post-Covid?

C’est un plus gros succès que l’an dernier où nous étions en vrai mode Covid, avec une jauge à 65%. Cette année, nous sommes à 100%. Et, étant donné la foule qui se précipite dans les salles, nous constatons que les gens sont rassurés et qu’ils viennent. Globalement, il y a un vrai mouvement et c’est un franc succès. Cependant, ma philosophie est que «bien n’est jamais assez» et je pense que, grâce à un peu plus de budget et plus de communication, nous pourrions faire beaucoup mieux, pour le cinéma de genre et pour faire découvrir les films à un nouveau public. C’est la phase suivante, car artistiquement, je ne pense pas que nous pourrons faire mieux que ce que nous faisons déjà.


À l’approche du dernier week-end du festival, quels sont les moments mémorables de cette édition?

Je pense à la présentation de l’équipe de Inexorable de Fabrice Du Welz avec un Benoît Poelvoorde en roue libre qui a emporté toute la salle avec lui. Ça, c’est un moment inoubliable. Je pense aussi à la présentation de Christophe Bier, avec le film de Darry Cowl, Jaloux comme un tigre, qui a commencé à tourner en show entre les deux animateurs, lui et Sylvain Perret. Mais le vrai plaisir, le vrai souvenir, ça peut paraître démagogique, mais c’est pourtant la vérité, c’est de voir la satisfaction des spectateurs.


Que peut-on souhaiter à L’Étrange Festival pour l’avenir?

Que les nouveaux créateurs continuent à essayer de faire mieux que leurs grands frères, à savoir amener quelque chose de nouveau. Et surtout, qu’il y ait de plus en plus de gens qui, avec les succès de films comme Titane et Parasite, aient envie de découvrir davantage ces genres cinématographiques.

Nous savons que de jeunes et moins jeunes cinéastes sont passés par L’Étrange Festival pour voir des films, et reviennent plus tard montrer leurs propres réalisations. Étant donné que la France voudrait se réveiller et amener un renouveau du film de genre, si nous pouvons être une espèce de camp d’entraînement pour faire revivre le cinéma de genre français, pourquoi pas.