Le Grand Entretien : Erige Sehiri

Le 02 février 2023


Erige Sehiri est une réalisatrice et productrice franco-tunisienne. Avec sa société de production, HENIA, elle développe des documentaires d'auteur, récompensés notamment au festival nyonnais Visions du Réel. En 2018, elle réalise son premier long-métrage documentaire, La voie normale sur le quotidien de cheminots tunisiens. En 2021, elle écrit, tourne et produit son premier long-métrage de fiction, Sous les figues, et remporte plusieurs prix de postproduction à la Mostra de Venise. Elle est ensuite sélectionnée pour la 54e Quinzaine des Réalisateurs à Cannes 2022. Son film est sorti en salles romandes le 1er février, et nous avons rencontré Erige pour l’occasion.

 

Ton premier film, La voie normale, portait sur l’univers masculin des chemins de fer, tandis que Sous les figues est résolument un portrait de femmes.

 

Oui, assurément, mais j’avoue ne pas avoir conscientisé cela ainsi. En vérité, c’est le monde du travail qui a voulu cette dichotomie : le monde des trains est masculin, tandis que celui de l’agriculture est féminin. On a souvent cette idée du travail de la terre comme un univers d’hommes, mais les statistiques mondiales disent bien le contraire, ce sont les femmes qui sont majoritaires. C’était donc pour moi important de respecter cette statistique, car lorsque l’on fait un film on raconte certes une spécificité locale, mais il s’agit aussi de raconter le monde.


Et d’ailleurs ce film a une verve documentaire.

 

C’est l’effet produit par le fait que j’ai pris des acteurs non professionnels et qu’on les accompagne. Or c’est vraiment de la fiction, car ce huis clos à ciel ouvert on l’a construit entièrement, mais l’effet que je cherchais était celui d’une réalité captée par une caméra posée là. Le côté documentaire provient sans doute aussi du fait que nous nous sommes renseignés sur les gestes des gens qui travaillent à la cueillette des figues. Autour de nous, il y avait une vraie récolte qui prenait place.


Le propriétaire vous mettait donc à disposition sa propriété ?

 

On accompagnait les travailleurs agricoles par lignes d’arbre, et on avançait avec eux au fil de la journée – et les figues que nous récoltions nous nous les redonnions au propriétaire. Il y a une seule scène qui est une vraie scène documentaire, celle ou un vieil homme vient gronder Fide qui se plaint qu’il n’y a plus d’hommes virils dans la société. Et cet homme s’était réellement senti blessé dans sa masculinité et était descendu de son arbre pour dire ses quatre vérités à l’actrice – mais il n’avait pas compris qu’on faisait un film et que c’était une actrice ! On a décidé de capter ce moment et je salue la performance d’actrice de Fide qui a très bien su improviser les réponses. Mais après on lui a expliqué ce qu’il en était et il en a bien ri. On l’a même payé pour sa journée en tant qu’acteur et on l’a crédité au générique.


L’intrigue du film se déroule durant une seule journée, mais qu’en a-t-il été du tournage ?

 

Le tournage a pris 2 ans. Alors non pas de deux années consécutives, mais deux saisons de récolte de figues consécutives. Car il fallait attendre la période propice, chaque fois assez brève puisque cela dure 3 semaines environ, pour jouir des meilleures conditions de tournage. Mais plusieurs personnes m’ont fait le commentaire qu’on avait l’impression qu’on avait tourné cela en une seule journée. C’est la magie du montage, avec lequel nous avons voulu faire en sorte de créer un quasi-plan-séquence dans lequel la vie se déroule devant nous. Du lever au coucher du soleil, le spectateur suit sans interruption une journée dans la vie de ses jeunes femmes.


Et du coup comment s’est passé le casting ?

 

On avait fait d’abord un gros choix de 100 acteurs tous de la région (le nord-ouest de la Tunisie), puis on a réduit à 10. On leur donnait les scènes non dialoguées et pendant les répétitions j’essayais plusieurs répétitions avec eux, et au fur et à mesure de la manière dont ils interagissaient, j’écrivais les dialogues avec eux. On répétait sous les arbres, même quand il n’y avait pas de figues et il y a du reste des scènes des répétitions dans le montage final – dans ces premières scènes de répétition, ils n’imaginaient pas être en train de véritablement jouer, et donc faisaient preuve d’un lâcher-prise que j’ai beaucoup apprécié. Mais le plus long fut de leur apprendre à ne pas regarder la caméra !


Et qu’en est-il des figues ?

 

Parce que les figuiers me rappelaient le Jardin d’Eden. Comme l’olivier, le figuier est un arbre sacré et la feuille de figue fait référence à Adam et Eve. De plus, il y a des figuiers mâles et femelles : le premier pollinise, féconde la seconde. Cela symbolisait pour moi ce rapport homme-femme qui est très présent dans le film. En même temps, ce sont des arbres grands, robustes et majestueux, alors que leurs fruits sont fragiles. On ne peut pas les toucher plusieurs fois sinon ils perdent de la valeur, car ce sont des fruits chers, alors que les travailleurs sont payés une misère, l’équivalent de 20-30 euros la semaine. Pour les jeunes cela est donc surtout un job d’été car il est difficile d’en vivre, puisque le coût de la vie en Tunisie est devenu semblable à celui en France.


Justement, il y a cette mélancolie estivale dans le film : même si l’histoire ne dure qu’une journée, on sent que quelque chose prend fin ou est sur le point de se terminer, la saison, les amours, l’insouciance de la jeunesse.

 

Oui exactement. C’est bientôt le retour au lycée, c’est la fin de la saison des récoltes, il ne reste que peu de figues sur les arbres, ce qu’on voit dans le film par ailleurs. Et il y avait aussi en filigrane un drame possible qui m’a portée moi. À savoir le drame des femmes transportées dans les camions, source de nombreux accidents mortels chaque année dont on ne parle pratiquement pas. Et donc la musique dramatique durant la scène finale qui contraste avec le chant très joyeux des jeunes femmes est aussi un rappel que la vie est fragile, et leur vie à elles est encore plus fragile que les nôtres. Il y a donc la possibilité d’une vie qui se termine. Cette menace pèse, et ces femmes le ressentent.


Mais il y a aussi la menace très réelle du chef d’exploitation qui manque de violer une fille.

 

C’est encore tabou pour ces femmes d’en parler dans les régions, mais les abus de pouvoir sont fréquents, au-delà même de la question homme-femme. Dans le film, le chef regarde les filles comme fruits qu’il pourrait cueillir comme des figues, à son gré. Et la réalité est bien plus violente que je ne la montre dans le film. Comme il n’est question que d’une journée après tout, j’aurais trouvé ça très grossier d’y mettre tous les drames possibles et de faire vivre aux personnages la pire journée possible – cela n’est pas sensé ! Le pire est ailleurs, avant, après, bref, le spectateur peut se l’imaginer aussi. Et je voulais aussi montrer des jeunes femmes nées après la Révolution tunisienne, qui savent dire non et ont une certaine liberté de parole.


Propos recueillis par Anthony Bekirov

Crédit photo @Fabrice Mertens