Le Grand Entretien – Elena López Riera

Le 02 mars 2023

Elena López Riera est une artiste visuelle et cinéaste espagnole, diplômée en communication audiovisuelle. En 2008, elle s'est installée en Suisse, où elle enseigne le cinéma et la littérature comparée à l'Université de Genève. Elle est également cofondatrice de lacasinegra, un collectif d'artistes dédié à la recherche et à l'expérimentation de nouveaux dispositifs audiovisuels. Son premier court métrage, Pueblo, a été présenté en première à la Quinzaine des réalisateurs du festival de Cannes en 2015 et a été sélectionné dans plus de 20 festivals internationaux. Elle enseigne également le cinéma à la HEAD (Haute École d'Art et Design de Genève).

Son dernier film El Agua (L’eau) est sorti en salles romandes le 1er mars, après avoir été sélectionné à la Quinzaine des réalisateurs en 2022 (voir notre critique dans le numéro 895). Nous avons rencontré la réalisatrice à cette occasion.


Elena, le scénario de votre film se concentre sur des amours adolescentes, mais c’est véritablement l’eau qui prend le dessus, tant dans le titre que dans les thèmes.

J’aime bien les symboles ambigus, qui peuvent être lus de plusieurs manières, et l’eau est également le seul des quatre éléments qui possède cette ambivalence symbolique de la mort et de la vie : l’eau participe à la vie mais peut aussi la détruire.


D’ailleurs, la présence de l’eau se retrouve durant ces scènes où des femmes parlent face-caméra des légendes autour de l’eau.

Ce sont des scènes documentaires, que j’ai filmées avec ma mère, mes voisines, mes tantes, les femmes du village où se déroule l’action. Ces scènes ont pour moi le statut fondateur du film, car ce sont toutes ces mythologies qui m’ont nourrie dans mon enfance. Car le village du film est mon village d’enfance, et les gens que nous voyons à l’écran sont tous des locaux. L’origine du film tient dans cette littérature orale, dans cette peur liée à la terre. Ces légendes, réelles par ailleurs, émergent à la suite de cas de disparitions mystérieuses de femmes, et donc du besoin pour la société de reconstruire le réel afin de le comprendre et de le contrôler. Ce qui m’intéresse c’est comment nous construisons les récits, comment nous décidons de qui seront les victimes et qui seront les bourreaux. Et en général, cela tombe toujours des mêmes côtés.


Ces scènes, est-ce qu’elles sont les premières à avoir été tournées ?

Non justement, je les ai tournées en dernier ! Le scénario fluide des amours adolescentes, je l’avais dès le début, cela ne posait pas problème, mais aussi ce n’était pas le plus intéressant. Alors que ces scènes documentaires viennent mettre en avant l’importance, dans tous les mythes à travers le monde, du contrôle sur sexualité des femmes. Le corps de la femme devient un objet social, il ne leur appartient plus. C’est aussi pour souligner cet aspect-là de nos mythes que j’ai voulu faire ce film.


Vous pensez qu’il y a encore beaucoup de travail à faire ?

Oui bien sûr. À chaque génération il y a des petites avancées, mais nous restons une société patriarcale qui stigmatise la sexualité des femmes différemment de celle des hommes – qui souffrent aussi de ce système ! Que ce soit les hommes ou les femmes, on demande aux personnes genrées de devoir remplir un rôle qui n’est pas naturel du tout. Mais j’ai de l’espoir dans les nouvelles générations qui arrivent.


Il y a d’ailleurs une absence notable de figures paternelles dans le film.

J’ai voulu montrer des femmes indépendantes. Dans l’histoire du capitalisme il n’y a que trois types de femmes indépendantes financièrement : les prostituées, les sorcières et les nonnes. Ce sont les seules femmes qui ont leur propre économie. Je voulais montrer des femmes traitées de « putes » ou de « sorcières », pas seulement parce qu’elles sont maîtresses de leur propre corps, mais aussi parce qu’elles n’ont pas besoin des hommes pour subsister.


Est-ce que vous avez l’espoir que ce film puisse contribuer à changer les mentalités ?

Je ne suis pas aussi égocentrique ! (rires) Et surtout, je pense que le cinéma est en train de mourir. Cela depuis très longtemps même, cela fait 100 ans qu’il meurt : il est mort-né.


C’est-à-dire ?

Plus personne ne va voir les films en salle. Le cinéma déjà est un art très jeune, il n’a pas fini d’évoluer et la forme qu’il a prise il y a plus de 100 ans à sa naissance n’est pas du tout sa forme accomplie. Cette forme est vouée à disparaître. Ce n’est pas que je me réjouis non plus, mais les chiffres parlent. Pour moi, qui suis cinéphile, ce que j’appelle « cinéma » est la salle de cinéma. Mais je ne suis pas nostalgique pour autant. Peut-être qu’on reviendra au système des nickelodéons où chacun regarde sur son ordinateur les nouveaux films.


Mais est-ce qu’il est mort, ou juste qu’il évolue ?

Je ne suis pas Nostradamus, je ne saurais vous dire ! Tout ce que je sais, c’est que je ne vais pas pleurer la mort du cinéma, et qu’il ne faut pas vivre dans la nostalgie. C’est que l’avenir appartient à la jeunesse et qu’il faut lui faire confiance. Nous, nous pouvons garder nos souvenirs, mais c’est une erreur de vouloir les imposer aux nouvelles générations.


Propos recueillis par Anthony Bekirov