Le Grand Entretien : Claire Simon

Le 06 avril 2022

«JE SOUHAITAIS CREER L'ARCHIVE MANQUANTE»


Claire Simon, née en 1955, a toujours été fascinée par la fine frontière entre documentaire et fiction, par le cinéma direct, héritage sans doute de son passage aux Ateliers Varan. Sa série télévisée de 1991 Scènes de ménage offre un bel exemple d’expérimentation à ce sujet: une femme au foyer, incarnée par Miou-Miou, pense à voix haute à sa vie conjugale pendant qu’elle vaque à son ménage.

Dans Vous ne désirez que moi, Claire Simon nous livre un portrait d’homme, celui de Yann Lemée dit Andréa, dernier amant de Marguerite Duras. Nous sommes en 1982. Yann avait appelé Michèle pour lui annoncer son suicide, mais cette dernière l’avait convaincu de ne pas passer à l’acte. À la place, elle a l’idée d’un entretien où il pourrait parler de passion compliquée avec l’écrivaine et Yann avait espoir que cela le pousserait à écrire un roman. Le roman finalement ne viendra pas, et les cassettes audio enregistrées par Michèle Manceaux n’ont été retranscrites par la sœur de Yann qu’après la mort de ce dernier en 2014, dans le livre Je voudrais parler de Duras paru aux Editions Pauvert / Fayard en 2016.


À écouter l’histoire de Yann, on a l’impression qu’il était déjà acteur de Duras, avant de devenir un acteur pour Duras. Quand il décide par exemple de boire des Bitter Campari à Caen à l’image des personnages des Petits Chevaux de Tarquinia. Cette vie fantasmée, c’est déjà quelque part du cinéma.


Il y a en effet un double aspect chez lui: la groupie qui lui écrit des lettres pendant six ans, qui lit compulsivement tous ses livres, regarde tous ses films… et l’amoureux. Et ce second aspect de lui, c’est Duras qui l’a aidé ou l’a forcé à découvrir. Au début il est fasciné par la littérature de Duras, plus que par elle d’ailleurs. On est devant quelque chose de très actuel encore: la fascination pour la célébrité. Mais rapidement Duras lui dit «tu aimes l’écrivain, mais je suis une femme aussi, je veux de l’amour charnel» et là on rentre dans l’aspect plus tabou de la relation.


À l’époque, cette relation était mal comprise ou on voulait mal la comprendre, ne pas y voir l’aspect sexuel.


Je trouvais ça très intéressant de montrer cette relation taboue pour l’ordre bourgeois et patriarcal, qui était passée sous silence. On disait de Duras qu’elle était comme sa grand-mère, une figure donc interdite à toute forme de romance. Mais Yann était homosexuel et Marguerite avait beaucoup de peine à l’admettre. Elle le traitait comme une femme, assumait donc le rôle de l’homme - rôle qu’elle n’aimait pas du reste. C’est ce rapport de domination violent qui faisait souffrir Yann.


Vous mettez un extrait du film de Duras Agatha et les lectures illimitées justement, qui met en scène un moment d’aveu au sujet d’un amour difficile, impossible, entre une sœur et un frère.


Mon point de vue était celui de faire entendre la voix de l’homme qui se trouve dans une situation de faiblesse et qui se montre très intelligent là-dessus. Je pense que Yann est plus intelligent que les femmes dans cette même situation de domination. Il a été élevé comme homme et arrive à avoir ce rapport critique par rapport à cela.

Dans beaucoup de livres écrits par des femmes sur l’abus sexuel, il n’est jamais question du pourquoi on cède à la domination. Alors que Yann aborde pleinement ce sujet et le dit très clairement: on est plus à l’aise dans ce type de rapport. Cet entretien date certes de 1982, mais il porte toutes les problématiques actuelles, en inversant le rôle de l’homme et de la femme.


Le fantasme est au cœur de ce film. Même Michèle Manceaux, jouée par Emmanuelle Devos, se plaît à imaginer des scènes à partir des phrases de Yann.


L’ensemble du projet de ce film consiste à dire: qu’est-ce qu’une conversation au cinéma? Peut-on prétendre qu’une heure de dialogue c'est du cinéma? La réponse est bien sûr «oui». Car comme cela m’arrive et arrive sans nul doute à des centaines d’autres, je m’imagine ce que les gens me disent. Le discours de Yann évoquait forcément des images dans la tête de Michèle qui en plus était grand reporter, journaliste. J’ai voulu représenter ce besoin d’image aussi. La posture de Michèle est donc également la mienne, cinéaste, qui essaie de créer l’archive manquante de ce moment précieux qui n’existe que sous forme audio: l’archive visuelle.

Propos recueillis par Anthony Bekirov


Sortie du film: 30 mars